Déchets outre-mer : un besoin de pédagogie et d’ingénierie

Déjà confrontés à d’importants handicaps naturels ou structurels, les territoires d’outre-mer doivent faire face à des difficultés conjoncturelles qui compliquent davantage encore l’épineuse gestion des déchets. Outre un inventaire précis de la situation, qu’entend dresser la délégation sénatoriale aux outre-mer, des représentants du ministère des outre-mer et de l’Ademe, auditionnés par cette dernière, soulignent la nécessité de renforcer la sensibilisation des citoyens et, une fois encore, d’apporter une aide technique aux collectivités.

Dans le cadre d’une étude sur "la gestion des déchets dans les outre-mer", la délégation sénatoriale aux outre-mer auditionnait ce 19 mai la direction générale des outre-mer et l’Ademe. Pour les deux rapporteurs désignés de la Chambre Haute, il y a effectivement urgence à traiter ce sujet. "Nous sommes en alerte rouge", s’alarme en préambule Viviane Malet (LR-La Réunion). "Il ne se passe pas un jour sans un article de la presse locale sur cette question", renchérit Gisèle Jourda (SER-Aude), qui veut dresser un "inventaire le plus exact possible" de la situation – l’importance des observatoires régionaux a été mise en avant à plusieurs reprises – et qui entend faire en sorte, non sans à propos, que l’on cesse de "mettre la poussière sous le tapis".

Des handicaps spécifiques, naturels, structurels…

Comme le souligne Vincent Coissard, sous-directeur déchets et économie circulaire au ministère de la transition écologique, "les défis que rencontrent les territoires d’outre-mer (TOM) en matière de déchets se retrouvent également en métropole" – où ils sont source d’exaspération (voir notre article du 2 juin 2021), au risque de la démobilisation (voir notre article du 27 janvier). Mais il le concède, ils y prennent souvent une tout autre dimension, même s’il faut garder en tête "les différences importantes d’un territoire à l’autre". Ces territoires partagent pour autant souvent plusieurs traits communs, que listent le sénateur Stéphane Artano (RDSE-Saint-Pierre-et-Miquelon) comme Nicolas Soudon, directeur exécutif des territoires au sein de l’Ademe : insularité, rareté du foncier, vulnérabilité particulière due à la présence de zones critiques de biodiversité, surexposition aux risques naturels… sont autant de facteurs naturels qui rendent la gestion des déchets plus complexe et coûteuse outre-mer.

S’y s’ajoutent d’autres handicaps, variés : des retards structurels dans les équipements ; la faible capacité budgétaire et technique (la fameuse "ingénierie") des collectivités ; des difficultés de gouvernance locale ; l’absence de masse critique pour rentabiliser les investissements ; une forte dépendance aux importations de biens de consommation, qui complique la maîtrise de leurs impacts en aval ; l’importance des encombrants ; une forte production de déchets verts qui congestionnent les déchetteries, d’autant que leur valorisation organique y est plus faible qu’en métropole ; de manière générale, un recours important à la mise en décharge ; une population pas toujours sensibilisée à la gestion des déchets – singulièrement celle issue de l’immigration clandestine, en outre par construction difficile à quantifier, comme le relève la sénatrice RDPI de la Guyane Marie-Laure Phinera-Horth –, qui entraîne un taux de tri en moyenne assez faible… Un inventaire non exhaustif !

… ou conjoncturels

Pour couronner le tout, les dernières crises viennent particulièrement compliquer l’exportation des déchets. D’abord celle de la Covid, avec le gel du trafic maritime dans un premier temps, puis son engorgement dans un second temps, aggravé pour les déchets par la faible mobilisation de compagnies redoutant que leurs containers ne restent bloqués dans les ports de pays de transit ne facilitant guère leur circulation. Ensuite, celle de la guerre en Ukraine et ses conséquences sur le prix de l’énergie, qui "rend rédhibitoires les coûts des transports", relève Nicolas Soudon. Sans compter, encore, d’autres tourments spécifiques, comme la décision de la compagnie CMA CGM de ne plus transporter de déchets plastiques à compter du 1er juin prochain (voir notre article du 14 février). N’en jetez plus ! 

Des spécificités bien prises en compte par l’Europe

Dans ces conditions, la gestion des déchets outre-mer ne semble rien n’avoir à envier au nettoyage des écuries d’Augias. Les auditions ont toutefois donné quelques motifs d’espoir.

D’abord, il existe bien une volonté à l’échelle européenne de prendre en compte les spécificités des régions ultrapériphériques, s’est employé à démontrer Stanislas Alfonsi, adjoint au sous-directeur des politiques publiques au ministère des outre-mer. Il invoque ainsi la publication récente de la stratégie de la Commission pour ces "RUP" (voir notre article du 5 mai) ou, plus spécifiquement, certaines souplesses – ou moyens accrus – accordés à la gestion des déchets outre-mer. Nicolas Soudon confirme, précisant qu’un "bon nombre d’aides sont bonifiées de 15% pour l’outre-mer" et "que certaines aides qui ont disparu pour la métropole ont été maintenues pour l’outre-mer, comme le régime d’aides aux déchetteries".

De l’argent non consommé, faute d’ingénierie

Plus encore, Stanislas Alfonsi souligne que l’argent ne manque pas. Mais "il n’est pas totalement consommé". Prenant l'exemple des contrats de convergence et de transformation, qui arrivent à échéance, il relève que sur 2021-2022, "l’Ademe a contractualisé à hauteur de 34 millions d’euros, mais la consommation des autorisations d’engagements n’atteint que 19 millions d’euros, et les crédits de paiement 1,5 million". Il souligne de même que sur les 7 millions d’euros dont dispose le ministère des outre-mer, "des autorisations d’engagement ont été octroyées à hauteur de 3 millions seulement, avec un peu moins de 1 million en crédits de paiement".

La cause de cette sous-consommation semble une nouvelle fois résider dans le "défaut d’ingénierie" dont souffrent les collectivités (ou la trop grande complexité des procédures ?). Pour preuve, Stanislas Alsonsi pointe le fait que les fonds du FOM (fonds outre-mer)– confié à Agence française de développement et qui vise précisément à mettre à disposition des collectivités de l’ingénierie – ont, eux, été intégralement consommés (en autorisations d’engagement) en 2020 (17 millions d’euros) et en 2021 (15 millions d’euros), et que ceux prévus pour l’année 2022 sont déjà consommés aux deux tiers. "C’est un instrument qui vaut le coup d’être maintenu", déclare au passage un Stanislas Alfonsi reconnaissant "plaider pour sa paroisse", mais qui se dit convaincu de "la nécessité d’un instrument spécifique" en complément de l’Agence nationale de cohésion des territoires, un "supplément d’âme".

De la pédagogie avant toute chose

Sur le fond, l’importance de sensibiliser la population a été à maintes reprises soulignée. Nicolas Soudon, qui pointe "les difficultés d’impliquer la population", voit dans le changement des comportements un enjeu prioritaire, "un enjeu important de politique publique". Rentrant dans le détail, il recommande de "promouvoir un recours plus important aux points d’apport volontaires" devant la faiblesse du tri. Il préconise plus largement de "favoriser l’innovation" pour apporter des solutions aux problèmes spécifiques des outre-mer, qui ne sont pas identiques d’un territoire à l’autre. En tête, l’enjeu des déchets du BTP, pour lesquels "la solution du transport maritime n’est pas envisageable". Et de mettre en avant certaines expérimentations, comme celle de la consigne des bouteilles en Guadeloupe (voir notre article du 5 mars 2020) ou de la gratification du rapport d’emballages dans des points d’apports volontaires à Mayotte.

Vincent Coissard estime pour sa part que le développement de filières locales est possible "en fonction des déchets, et à la condition de synergies régionales. Il n’y a pas de réponse globale, mais type de déchet par type de déchet", précise-t-il. Cela devrait être singulièrement le cas pour les biodéchets, qui constituent un enjeu fort pour l’outre-mer, même si le fonctionnaire concède que "toutes les collectivités d’outre-mer ne seront pas au rendez-vous de 2023", et ce bien que "beaucoup de moyens aient été accordés sur cette thématique". Pour les déchets plus complexes, il avoue en revanche qu’il sera plus difficile d’échapper à "un traitement dégradé, comme l’incinération, ou à l’export". Pour Nicolas Soudon, une chose est sûre, "la solution du stockage et de l’enfouissement n’est pas durable", considérant notamment qu’une "valorisation énergétique sera sans doute nécessaire".