L’administration face aux paradoxes de la dématérialisation

Poussée par l’État et renforcée par la crise sanitaire, la dématérialisation administrative se révèle autant une avancée qu’une source d’exclusion. À l’orée du nouveau mandat, la direction interministérielle du numérique (Dinum) organisait le 25 avril 2022 un "café transfo" pour dessiner une "dématérialisation choisie".

Il y a cinq ans, le président Emmanuel Macron promettait la dématérialisation de la totalité des procédures administratives durant son mandat, afin de "simplifier" et "d’accélérer" le traitement des dossiers administratifs. Cinq ans après et un confinement plus tard, force est de constater que le bilan de la "démat’" est très mitigé. Pour 37% des Français interrogés par le Credoc, le numérique a contribué à "complexifier les relations avec l’administration". Et près d’un sur deux a besoin de se faire aider pour réaliser une formalité numérique. Les plus précaires, quand ils ne renoncent pas purement et simplement à leurs droits, sont parfois obligés de se tourner vers des intermédiaires réalisant des formalités, auparavant gratuites, moyennant finances.

Une dématérialisation sous surveillance

"C’est le symptôme d’un système qui ne fonctionne pas, relève Daniel Agacinski, délégué général à la médiation auprès du Défenseur des droits. Cela fait quatre ou cinq ans que nous alertons les pouvoirs publics sur les difficultés des usagers face à la dématérialisation. Ce que l’on note, c’est une prise de conscience, le discours n’est plus celui du 100% numérique." De fait, le gouvernement s’est engagé dans la mise en place systématique d’alternatives à internet, notamment de lignes téléphoniques, et d’un programme de montée en qualité des services baptisé "service public plus" (voir notre article du 29 janvier 2021). La dématérialisation des formalités fait surtout l’objet d’un observatoire de la qualité des services publics en ligne, nourri des remontées des internautes, mis à jour tous les trois mois. "Aujourd’hui cela concerne 250 formalités et cela nous permet d’éteindre des feux", explique Marine Boudeau, cheffe du pôle design des services de la Dinum. Les ministères en charge des formalités particulièrement mal notés sont ainsi alertés afin d’apporter au plus vite une réponse. Cette observation pourrait être étendue dans les prochains mois à plusieurs centaines de services publics en ligne pour "avoir une vision plus complète des marges de progression". La Dinum souhaite également mieux prendre en compte les abandons de formalité, les avis n’étant aujourd’hui collectés qu’en fin de parcours.

Une heure pour remplir un formulaire

La Dinum accompagne par ailleurs les administrations dans la conception de formalités ergonomiques en mobilisant des experts en UX design (expérience utilisateur) et quelque 200 citoyens volontaires. Une co-conception, vivement encouragée par le Défenseur des droits dans son dernier rapport (voir notre article du 16 février 2022), qui ne règle cependant pas la complexité inhérente à certaines formalités administratives. "Il fallait 45 minutes pour remplir un dossier de RSA. Ce délai est passé à une heure avec la mise en place du contrat d’engagements réciproques", souligne Isabelle Susset, cheffe du bureau des minima sociaux à la direction générale de la cohésion sociale. Et il faut souvent s’y reprendre à plusieurs fois quand l’usager n’a pas toutes les pièces justificatives. Des pièces dont la haute-fonctionnaire invite à "peser la nécessité", même si leur suppression n’est pas toujours aisée du fait de leur inscription dans la loi. C’est ce qui s’est par exemple produit avec l’attestation de sortie lors du confinement de 2020 où il a fallu attendre la modification des textes pour pouvoir simplifier le formulaire.

Des conseillers France services parfois démunis

Les cinq années passées ont ensuite été marquées par une évidence : la nécessité d’un retour de l’humain, certaines personnes étant susceptibles de ne jamais se mettre à internet. La formation des agents en contact avec les usagers apparait ainsi prioritaire, "de même que l’intégration du numérique dans les espaces physique", relève Isabelle Susset. L’accompagnement des usagers est ensuite celui dévolu aux conseillers numériques France services (CNFS) dont près de 2.000 sont en poste sur les 4.000 financés par l’État. Une avancée sur laquelle le représentant du Défenseur des droits reste prudent. "Les premiers retours que nous avons montrent que les CNFS sont souvent bloqués faute d’avoir la main sur le dossier de l’usager", pointe Daniel Agacinski. Aussi leur efficacité à dénouer des situations individuelles est étroitement dépendante de la qualité des partenariats noués localement avec les 9 services socles des maisons France services. Pour être certains d’avoir quelqu’un au téléphone le moment voulu, certains CNFS appelleraient ainsi la CAF dès l’ouverture de leur permanence…  

S’appuyer sur les aides spontanées ou les algorithmes

La montée en compétences des usagers sur le numérique, au cœur des missions des CNFS, s’avère cependant un immense défi, particulièrement chronophage. "Pour quelqu’un qui n’est pas familier du numérique, il faut 15h pour acquérir les bases, 30h pour être à l’aise", détaille Marie Cohen-Skalli co-directrice d’Emmaüs Connect. Face à l’ampleur des besoins – les fameux 13 millions de personnes souffrant d’illectronisme – à l’évidence les CNFS ne suffiront pas. D’autres voies sont à rechercher. Selon un sondage commandé par l’association (à paraître), 56% des Français auraient déjà aidé un proche dans la réalisation de formalités et 86% ont réalisé une aide numérique. Des initiatives qui mériteraient d’être appuyées estime Emmaus Connect, notamment pour en faire des relais de la médiation numérique, car "les structures de médiation restent aujourd’hui mal connues du public". L’État entend également appuyer ces initiatives individuelles avec le déploiement (promis de longue date) "d’Aidants Connect" permettant de dissocier la responsabilité du déclarant de celle de celui qui remplit le formulaire.

La dernière piste évoquée pour lutter contre les dommages collatéraux de la dématérialisation est la mise en place "d’aides à la source", proposée par Emmanuel Macron dans son programme présidentiel pour certaines prestations sociales comme le RSA. Un projet d’automatisation accueilli avec la plus grande circonspection par le représentant du Défenseur des droits pour qui "il ne faudrait pas que la simplification se transforme en une extrême complexité quand on n’est pas dans le fichier ou que l’on souhaite rétablir un droit". Une situation qui pourrait devenir dramatique si l’ensemble des prestations sociales (AAH, APL) dépendait exclusivement d’un algorithme.