L'Observatoire de la laïcité dévoile une étude sur l'expression religieuse dans l'espace public

L'Observatoire de la laïcité a publié, le 10 juillet, une étude sur la visibilité et l’expression religieuses dans l’espace public en France. Le même jour, son président Jean-Louis Bianco remettait à Édouard Philippe le 6e rapport annuel de l’Observatoire de la laïcité (572 pages) avec notamment au sommaire les conditions d'application du principe de neutralité religieuse pour les prestataires extérieurs aux administrations, ainsi que pour les appelés Service national universel (SNU).

Femmes voilées, hommes chapeautés, évangélistes de rue, revival des pèlerinages…  la visibilité et l’expression religieuses dans l’espace public augmenteraient depuis trente ans en France. L'Observatoire de la laïcité s’est autosaisi de ce phénomène qui, même s'il "ne concerne en réalité que certains croyants de toutes les religions suscite des "crispations", souligne-t-il. Son étude compile des réflexions d'universitaires sur les causes de cette augmentation. Morceaux choisis.

Selon le politologue Yann Raison du Cleuziou,"la liberté d’expression d’autrui (qu’elle soit religieuse ou qu’elle critique une croyance ou pratique religieuse) ne serait plus accueillie comme l’exercice de sa liberté, mais comme une menace sur sa propre liberté". Dès lors, "quand l’autre donne son opinion, c’est une forme de prosélytisme dont ils seraient victimes". Cela aboutirait à "une déformation du rapport à la laïcité, que certains surinvestissent comme un mode de censure, et non plus comme une protection des libertés et un outil permettant de trouver un équilibre entre libertés individuelles et cadre collectif".

Pour la sociologue Fatiha Ajbli, qui s'est particulièrement intéressée à la visibilité de l'islam dans l'espace public, les tensions générées par cette visibilité grandissante ne seraient pas forcément motivées par la volonté d’empêcher les croyants de pratiquer leur culte "mais traduisent plutôt une situation de malaise à l’égard d’une présence encombrante, dont la légitimité à occuper l’espace public n’est pas évidente", d’autant plus "dans le contexte de lutte contre le terrorisme qui introduit une grande confusion".

Sexy halal

Parler de visibilité de l’islam dans l’espace public, c'est évidemment parler du voile. Selon un sondage Ifop cité par l'Observatoire, le pourcentage de femmes de confession musulmane qui disent porter le voile est passé de 24% en 2001 à 35% en 2016 (23% disent le porter "toujours", 7% "sauf sur le lieu de travail", 5% "rarement"). 
Mais il y aurait voiles et voiles. Fatiha Ajbli constate "une démocratisation des formes de voile", avec quantités d’expressions vestimentaires : jilbeb, hijab, turban… associées à "une forme de re-culturation du voile par des accessoires mis à disposition par la culture française (…), manière de résorber l’altérité du voile". Bref, "le phénomène du port du voile n’est pas figé mais dynamique et mouvant. Il y a un phénomène de voilement, de re-voilement et de dévoilement". 

Le sociologue Franck Frégosi évoque la mode du "sexy halal", c’est-à-dire la façon qu’ont certaines jeunes filles de "composer avec la loi supposée commune et le maquillage et des attitudes vestimentaires (par exemple, port du pantalon moulant a priori contraire aux usages) pour séduire les hommes". "Les voiles montants", par exemple, qui dissimulent un faux chignon, "ne sont pas la conséquence d’une prédication d’un imam, mais des séries télévisées turques ", souligne-t-il. 

La frustration d'une société de consommation inaccessible

Pour Fatiha Ajbli, la visibilité grandissante de l'islam dans l'espace public se manifeste par le voile, mais aussi par des projets architecturaux, ou encore la consommation halal. Selon elle, cette visibilité ne serait rien d'autre que "la matérialisation concrète de l’existence d’un islam français". Elle participe à "un mode de production identitaire" travaillée par trois enjeux : "la volonté d’être reconnu", "la volonté de réparer une situation d’injustice", et "la volonté de participer à une production identitaire". 

Le politologue Olivier Roy fait remarquer que "les foules qui suivent les islamistes (…) vivent dans les valeurs de la ville moderne – consommation et ascension sociale ; elles ont quitté, avec le village, les vieilles formes de convivialité, le respect des anciens et du consensus ; elles sont fascinées par les valeurs de consommation qu’inculquent les vitrines des grandes métropoles ; leur univers est celui du cinéma, des cafés, des jeans, de la vidéo, du football, mais elles vivent dans la précarité des petits métiers, du chômage ou des ghettos de l’immigration, et dans la frustration d’une société de consommation inaccessible".

Le nombre d'écoles privées juives est passé de 88 en 1986 à 300 aujourd'hui

L''Observatoire de la laïcité constate également la "revitalisation du judaïsme au cours des dernières décennies dans sa dimension spatiale", avec la multiplication du nombre de lieux de culte, d’écoles juives, de commerces casher, d’évènements ponctuels. Le nombre d’écoles privées juives serait ainsi passé de 10 en 1956, 88 en 1986, 125 en 2004, à près de 300 aujourd’hui. 
Selon l'anthropologue Lucine Endelstein, cela "relève d’une combinaison de facteurs religieux et de facteurs non religieux, particuliers ou non au monde juif : par exemple l’évitement du secteur public pour les écoles (avec en plus, la peur de l’antisémitisme et la recherche d’une éducation traditionnelle) ; pour le secteur casher le développement de la restauration rapide, et l’industrialisation des modes de production alimentaire et la recherche de traçabilité des produits (avec la particularité du respect d’une norme alimentaire religieuse ou d’une tradition)". 
La revitalisation du judaïsme s’exprime aussi par des pratiques vestimentaires issues du "succès du mouvement ultra-orthodoxe Loubavitch : les hommes portant barbe, chapeau et costume noir sont plus nombreux à arpenter les rues des grandes villes françaises aujourd’hui qu’il y a une quinzaine d’années", observe l'anthropologue. 

Bougies de Hanoucca, Nouvel An chinois, JMJ… des fêtes urbaines comme les autres ?

Lucine Endelstein constate également, depuis les années 2000, des allumages publics des bougies de Hanoucca, qui a lieu en décembre, c'est-à-dire au moment où les villes françaises sont illuminées des décorations de Noël. Pour elle, ces fêtes "s’inscrivent dans la série des marches, des parades, des processions organisées par d’autres religions, et qui prennent l’espace urbain comme terre de mission. Elles font aussi partie des fêtes telles que le Nouvel An chinois, la fête du dieu Ganesh, qui sont des moments d’expression d’un groupe dans la société". "Le caractère festif de ces allumages publics les renvoie à la catégorie des fêtes urbaines dont l’existence est sans doute perçue comme plus légitime que la visibilité religieuse ordinaire et les prières de rue", note-t-elle.

Concernant la visibilité de l'église catholique, le politologue Philippe Portier observe depuis la fin des années 1980 un développement des chemins de croix publics (lancé à Paris par le Cardinal Lustiger) et, depuis dix ans, le retour des commémorations des "couronnements des Vierges" dans la tradition du 19e siècle. Il évoque également la "vogue des pèlerinages", citant en exemple celui de Chartres à Paris, ainsi que les "Journées mondiales de la jeunesse" (JMJ) depuis les années 1980, "où l’on voit des foules de jeunes se rassembler dans certaines villes dans le cadre de la nouvelle évangélisation". Il note : "On trouve la même volonté d’occuper la rue, avec les mêmes attendus, du côté des évangéliques".

Faire le ménage, même dans une administration, ne relève pas d'une mission de service public

L'étude de l'Observatoire de la laïcité sur la visibilité et de l’expression religieuses dans l’espace public a été publiée le même jour que la remise officielle au Premier ministre de son rapport annuel 2018-2019 qui compile les avis et études produits depuis un an et demi. 
L'observatoire s’est par exemple penché sur la question de "l’application ou la non-application du principe de neutralité aux prestataires extérieurs des administrations publiques ou des services publics" pour rappeler qu'ils "ne sont soumis à l’exigence de neutralité religieuse qu’au regard de la mission exercée et de l’éventuelle représentation de l’administration publique". 
L'observatoire donne l'exemple du personnel d’entretien : "il se voit sous-traiter une tâche qui ne relève a priori pas de la mission de service public de l’administration" (autrement dit : les femmes de ménages travaillant dans les administrations peuvent le faire voilées). Il cite également "tout prestataire extérieur intervenant pour une réparation ou un dépannage technique" ou encore les "prestataires informatiques gérant des serveurs et assurant leur maintenance, à l’exception bien sûr de ceux opérant directement pour assurer un service public en ligne dans le cadre de la numérisation de l’administration".

L'observatoire relève que "les prestataires extérieurs de l’administration publique qui ne seraient pas soumis à l’exigence de neutralité peuvent néanmoins se voir appliquer des restrictions à la liberté de manifester des opinions religieuses ou des convictions sur la base de textes particuliers, de considérations liées à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service ou de l’entreprise, ou encore à la protection des individus". Il cite d'ailleurs en exemple les prestataires extérieurs assurant une mission de sécurité en lien avec les usagers. 

SNU : pas d'obligation de neutralité quand l'appelé exerce une mission d'intérêt général

Dans une étude technique sur l’application du principe de laïcité et sa promotion dans le cadre du futur Service national universel (SNU), l'observatoire a d'abord rappelé que "tous les personnels et encadrants du SNU seront soumis au principe de neutralité". Concernant les appelés, cela dépend. Si l’appelé représente une administration publique ou exerce une mission de service public (par exemple, en s’engageant au sein d’une collectivité locale), il sera soumis au principe de neutralité. Mais s’il exerce une simple mission d’intérêt général (par exemple, en s’engageant dans une association d'aide aux déshérités), il n’y sera pas soumis. 
A noter que, contrairement aux cantines scolaires, la fourniture de repas au sein des internats du SNU constitue un service public obligatoire (du fait que les appelés n'ont pas le droit de prendre leurs repas à l’extérieur). Dès lors, l'appelé pourra demander des plats "contenant de la nourriture confessionnelle", tant que cela ne conduit "ni à une surcharge d’activité, ni à un surcoût financier". Le jeûne est accepté et peut conduire à des aménagements individuels. En revanche, l'appelé ne pourra pas invoquer ses convictions philosophiques ou religieuses pour refuser de participer à des activités, refuser la mixité de l’établissement, choisir d’être suivi par un personnel éducatif masculin ou féminin, ou encore pour refuser les examens de santé.
 

Propositions de l'observatoire de la laïcité

Le rapport annuel 2018-2019 de l'observatoire de la laïcité formule seize propositions. Pour ce qui concerne directement les collectivités, il recommande par exemple de renforcer la coordination des administrations déconcentrées et des collectivités locales "pour éviter toute contradiction sur les politiques publiques concernées par la laïcité". Cela peut passer par des réunions régulières entre les deux parties ou, plus formellement, par un meilleur accueil des élus locaux dans les conférences départementales de la laïcité et du libre exercice des cultes (CDLLEC) (voir l'avis de l’Observatoire de la laïcité du 19 septembre 2017).

L'observatoire de la laïcité recommande plus classiquement de "renforcer la formation des élus, des fonctionnaires et des acteurs de terrain", et de mieux les outiller, notamment en diffusant massivement le guide "Laïcité et collectivités locales" ou celui intitulé "Laïcité et fait religieux dans les structures socio-éducatives".
Sur le plan éducatif, l'observatoire recommande de "renforcer la mixité sociale et la mixité scolaire", le contrôle de l’enseignement à domicile", et d' "intégrer un module de formation interactif à la laïcité dans le cadre du futur service national universel (SNU)

Par ailleurs, il suggère de "renforcer l’obligation de transparence et de contrôle de l’origine des financements pour la construction d’un lieu de culte", de "renforcer la transparence par un contrôle financier effectif des associations loi 1905" et d'"étendre les obligations de contrôle financier aux associations loi 1901" dont l’objet ou l’activité effective consiste notamment à l’entretien ou la construction d’un lieu de culte".
 

 

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