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Max Brisson : que l'école cesse de considérer les collectivités "comme des prestataires de services"

Élu local et inspecteur général de l'Éducation nationale jusqu'en 2017, Max Brisson est, depuis, sénateur des Pyrénées-Atlantiques, vice-président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, mais également membre du Conseil supérieur des programmes, et toujours conseiller départemental. Fort de ce double regard, il revient pour Localtis sur les relations entre l'Éducation nationale et les collectivités territoriales et détaille sa vision d'une profonde décentralisation scolaire qu'il appelle de ses vœux.

Localtis : Quel est votre regard sur les relations entre l'Éducation nationale et collectivités territoriales ?

Max Brisson : L'Éducation nationale a historiquement beaucoup de difficultés à nouer des partenariats avec les collectivités. Ce n'est pas l'administration de l'État qui est la plus à même de considérer les collectivités sur un pied d'égalité et à coconstruire des politiques publiques. Elle n'est pas la plus engagée dans des politiques territoriales et l'école a quelques difficultés à se positionner dans les territoires. L'Éducation nationale est l'un des prototypes d'une tradition jacobine bien ancrée dans notre pays. Il y a, comme on disait autrefois en Union soviétique, une sorte d'"archipel blanc", un système qui s'auto-alimente et autofonctionne. 

En novembre 2019, lors des Rencontres nationales des villes éducatrices, vous jugiez "abracadabrantesque" la mise en œuvre de la décentralisation en matière d'éducation, particulièrement celle des lycées et collèges, à propos desquels vous dites : "Les collectivités sont priées de rester à la porte". Sur quels aspects voudriez-vous qu'on leur ouvrît la porte ?

Les lois de décentralisation, si vous me permettez la caricature, font des collectivités territoriales des hébergeurs et des restaurateurs. À elles la construction, l'entretien, la rénovation et la restauration. Mais ce qui se passe dans la classe, c'est l'apanage de l'Éducation nationale. Les dernières lois de décentralisation n'ont pas modifié cette situation. Elles ont même créé un système très hybride qui met des agents des collectivités dans les collèges et lycées sous la direction d'un fonctionnaire de l'État. Cette double hiérarchie est un système assez surprenant. C'est dire s'il y a un arrière-plan jacobin qui a innervé le système. On ne pouvait pas imaginer que les agents de restauration des collèges puissent être dirigés par un fonctionnaire de collectivité territoriale, comme s'il y avait une hiérarchie des fonctions publiques. Mais les choses bougent. Le numérique en particulier transforme profondément cette frontière étanche instaurée par les lois de décentralisation de la vague I des années 1980 et de la vague II du début des années 2000. 

De quelle manière ?

En fonction de l'équipement numérique que vous installez dans un collège, vous influez sur la pédagogie. Le temps est fini où les collectivités installaient des tableaux noirs, des tables et des chaises. Aujourd'hui, l'équipement d'un lycée ou d'un collège est un acte pédagogique et nécessite un partenariat pédagogique. La révolution numérique est l'un des éléments qui fait voler en éclats l'étanchéité entre l'Éducation nationale et les collectivités. Quand on réfléchit à d'autres niveaux, à l'école primaire, le temps passé par un élève se caractérise par un temps en classe mais aussi un temps d'activité en dehors de la classe. Le temps de l'école n'est plus le temps de la classe et les collectivités sont en première ligne. Si on prend un autre sujet, celui de l'école inclusive, sans un partenariat fort avec les collectivités, l'Éducation ne parviendra pas à développer cette école inclusive, ou elle se heurtera à de nombreux blocages et de nombreuses difficultés comme on l'observe aujourd'hui. Donc si l'école n'accepte pas de construire des partenariats sur un pied d'égalité, et non pas en considérant les collectivités territoriales comme des prestataires de services, elle se heurtera à des blocages dans la mise en place de certaines politiques publiques.

L'un des aspects de la décentralisation scolaire tient dans la compétence des différents niveaux territoriaux. Faut-il une refonte du partage des compétences, par exemple en impliquant davantage les intercommunalités par rapport aux communes, ou les métropoles par rapport aux départements ?

Il faut du bon sens et laisser les élus sur leur territoire construire la logique des politiques éducatives. Trop souvent, on le voit bien avec les RPI [regroupements pédagogiques intercommunaux, ndlr] – pour lesquels il y a eu une tentation ces dernières années de regrouper pour le plaisir de regrouper, contre les élus, en imposant aux élus –, la tradition jacobine de l'Éducation nationale conduit à décider à partir d'un modèle national reproduit. Il n'y a pas de modèle unique. Je suis attaché à quelque chose qui sent bon la IIIe République, le couple maire-directeur. Dans certains territoires, la commune a bien les moyens d'être un partenaire de la politique éducative sur son territoire communal. Dans d'autres territoires, en particulier ruraux, l'intercommunalité peut être le bon échelon. Les métropoles pourraient récupérer la compétence des collèges, comme c'est le cas aujourd'hui de la métropole de Lyon, de façon dérogatoire dans notre droit. Ailleurs les départements restent bien fondés à avoir la compétence collèges. Sortons de modèles uniformes, au cordeau et à l'équerre et laissons la diversité s'exprimer. D'où la nécessité d'avoir des responsables de l'Éducation nationale également en liberté : il faut que la déconcentration soit conduite en parallèle.

Quels changements l'Éducation nationale devrait-elle opérer pour aller vers les collectivités ?

L'Éducation nationale devrait s'interroger sur deux choses. D'abord le statut de l'école. Car pour nouer des partenariats, encore faut-il avoir en face de soi une personne morale, or l'école ne l'est pas. Il se posera la question de la personnalité morale de l'école. Je rêve d'écoles qui soient, y compris en réseau, des établissements publics avec des directeurs en responsabilité, statut ou pas statut, peu m'importe, pour être partenaires avec le maire ou le président de l'intercommunalité. D'autre part, l'école devrait travailler avec les élus à construire une approche fine des territoires, en travaillant avec les élus à la construction des territoires de l'école, avec des réponses extrêmement différentes. Si l'on doit envisager un nouvel acte de décentralisation en matière d'éducation, la voie professionnelle pourrait être explorée en partenariat avec les régions. Les responsabilités des régions, en lien avec la formation et l'emploi, et leur taille permettent de définir des politiques adaptées à la réalité de l'emploi dans les territoires. Nous pouvons aussi imaginer des lycées professionnels présidés par des responsables économiques élus ou désignés par le conseil régional.

En plus de la décentralisation et de la déconcentration, vous prônez donc la différenciation dans l'éducation. Est-ce une utopie dans un secteur si attaché à l'égalité ?

Le système actuel ne peut pas se targuer d'être un système égalitaire. Par contre, il a un discours sur l'égalité, mais c'est un discours. Notre système a sécrété au moins autant d'inégalités que les autres pays d'Europe. On le voit bien aujourd'hui avec les blocages sur la réforme du baccalauréat, au nom d'une pseudo-égalité qui est en fait une tartufferie. Je déteste qu'on mente à la jeunesse. Aujourd'hui il y a une immense différence entre un baccalauréat passé dans un département rural, au lycée de Saint-Jean-Pied-de-Port, et un baccalauréat passé dans les quartiers aisés de la capitale, à Louis-le-Grand. Les perspectives d'enseignement supérieur ne sont pas les mêmes. Notre système est inégalitaire et très centralisé. Il faut aller vers l'équité et donner pour cela de la liberté aux établissements, aux académies et permettre des partenariats avec les collectivités. 

Êtes-vous favorable à un déplacement des moyens de l'éducation prioritaire vers le monde rural, comme le préconise le rapport Azéma-Mathiot remis au ministre de l'Éducation nationale en novembre dernier ?

Je suis pour le maintien d'un zonage national calqué sur le zonage de la politique de la ville, dans les territoires les plus en difficulté que l'on connaît parfaitement et pour lesquels il faut faire un effort exceptionnel, en particulier en faveur de l'école maternelle et des premiers cycles de l'école élémentaire. Au-delà de ce zonage national, il faut laisser la liberté aux recteurs de définir les territoires de l'école, en ayant une approche très fine, évolutive, déconcentrée, car les choses bougent. Cette approche fine doit être menée en partenariat avec les collectivités car les élus sont en général de fins connaisseurs de leur territoire. Lorsqu'on a un zonage national, on le révise à des dates institutionnelles. Alors, oui, il y a la question de la ruralité, mais de grâce ne sortons pas un modèle de cartographie qui viendrait de Paris. Laissons agir les Dasen [directeurs académiques des services de l'Éducation nationale, ndlr], en partenariat avec les conseils départementaux, les présidents d'intercommunalité et les maires. Dès qu'on modélise, on s'affranchit de la géographie. Or la montagne ne se modélise pas, les temps de transport en zone de montagne n'entrent pas facilement dans un modèle produit par un ordinateur. La géographie est têtue, c'est un ancien professeur de géographie qui vous le dit.

À propos de territoires ruraux, vous avez rédigé en 2018, avec la sénatrice Françoise Laborde, un rapport sur le métier d'enseignant où vous mettiez en lumière les difficultés d'attractivité de certains territoires. Comment y remédier ?

Ici encore, il faut une approche différenciée des territoires et laisser la main aux autorités académiques. Il y a des turn-over d'enseignants qui sont nommés dans la ruralité sans vouloir y aller, comme cela peut arriver dans certaines banlieues des grandes métropoles. Lorsque j'ai fait mon rapport, j'ai trouvé non loin de Paris, dans l'académie de Reims, des territoires marqués par le risque de désertification enseignante.