Restauration scolaire : "Le cuisinier doit être remis au centre de la démarche"

Après des années de travail et de réflexion sur la question de la cantine, l'un en tant que cuisinier de collectivité, l'autre en tant que sociologue, Pierre-Yves Rommelaere et Marc Perrenoud ont voulu démontrer dans leur livre qu'"Une autre cantine est possible". Avec 4 milliards de repas par an en restauration collective et un milliard en restauration scolaire, les enjeux du secteur sont gigantesques. Selon les auteurs, les objectifs des récentes lois EGalim et Climat et Résilience "ont été faits de manière à introduire de petits changements qui ne sont pas suffisants pour une vraie évolution de la restauration collective". Pour un changement radical, ils préconisent de remettre le cuisinier au centre de la démarche.

 

Localtis - Votre livre (1) a pour sous-titre "en finir avec dix idées reçues sur la cuisine de collectivité". Pourriez-vous nous les résumer ?

Pierre-Yves Rommelaere : En fait, notre idée était surtout de dire qu'une autre cantine est possible et que toutes ces idées reçues peuvent être revues si l'on considérait que le cuisinier doit être remis au centre de la démarche et s'il y avait des cuisiniers formés au sein des cuisines de collectivités afin de mener la transition et les changements attendus en restauration collective.
Marc Perrenoud : La principale idée reçue serait que la cantine est le lieu du renoncement : que l'on ne peut pas y bien manger, que l'on ne peut pas y cuisiner à la fois pour des raisons de coût et pour des raisons sanitaires. 

Selon vous, le poids des industriels de l'agro-alimentaire dans le secteur est "probablement l'obstacle majeur à un changement radical dans la restauration collective".

M.P. : Nous essayons d'exposer un point de vue radical car les acteurs industriels qui dominent le domaine de la restauration collective sont aussi des champions de ce que l'on appelle le "green washing". Comme Total dans le domaine de l'énergie qui se présente comme le champion des énergies vertes ; on a le même phénomène. Ces quelques acteurs en situation d'oligopole veulent garder leur position dominante évidemment. Ils font tout un travail de communication qui peut donner l'impression qu'ils sont vertueux mais à y regarder de plus près, on s'aperçoit que les modes de production sont à peu près les mêmes et que les denrées font beaucoup de kilomètres en camion, ça reste une réalité. Il y a des façons de mettre 20% de bio dans un repas sans toucher à rien, simplement en proposant un yaourt bio industriel, ce n'est pas très difficile. Ca fait des effets d'annonce mais finalement rien ne change.

Est-ce que la restauration collective ne serait tout de même pas en train d'évoluer positivement du fait de la loi EGalim et de la loi Climat et Résilience (lire notre article du 15 octobre) ?

P.-Y.R. : Je pense qu'il y a des changements qui vont dans le bon sens et que l'introduction de bons produits en restauration est une initiative tout à fait honorable. Mais ce qui est exigé par les lois est tout à fait atteignable sans qu'il n'y ait de réel changement. Il y a des belles volontés. La loi EGalim incite à introduire des produits de meilleure qualité, des produits locaux, c'est tout à fait louable mais on s'aperçoit surtout que personne n'y arrive et qu'il manque le travail avec les cuisiniers. Il faudrait passer par la formation des cuisiniers pour pouvoir faire évoluer la qualité en restauration collective. Les objectifs de ces lois ont été faits de manière à introduire de petits changements qui vont certes dans le bon sens mais qui ne sont pas suffisants pour une vraie évolution de la restauration collective.

Est-ce que les marchés auraient été prêts à répondre à une demande supérieure à 20% de bio ?

P.-Y.R. : Il faudrait justement que cette restauration collective soit le levier en soutien d'une agriculture locale et bio qui permette une vraie transition. Mais en n'affichant que 20% de produits bio, le législateur ne laisse entrer qu'une petite marge de produits, bio mais trop souvent industriels et qui font le compte pour cette loi.
M.P. : Le fait de ne laisser dès le début que deux ou trois ans pour faire appliquer les objectifs de la loi EGalim a conditionné les collectivités à se heurter à des difficultés pour trouver localement des producteurs, avoir des équipements cuisine qui permettent de faire entrer des produits bruts qui seraient travaillés sur place…tout cela demande du temps. Ce n'est pas en deux ou trois ans mais au moins en dix ou quinze ans. Parce qu'effectivement, il faut relancer une agriculture locale vivrière dans les circuits courts et (re)lancer un métier de cuisinier…

Cette formation de cuisinier en collectivité, existe-t-elle vraiment ?

P.-Y.R. :  Non cette formation n'existe pas. Il existe de petites formations "d'agents polyvalents de restauration" ou de petits modules qui concernent l'hygiène, la gestion, de management. Le fait est que la cuisine en collectivité est très peu évoquée dans les lycées hôteliers alors que beaucoup de cuisiniers se reconvertissent ou se dirigent plus tard dans leur carrière vers la cuisine collective.
M.P. : C'est un point tout à fait central dans notre réflexion. Dans la formation professionnelle des cuisiniers en France, l'horizon unique c'est la gastronomie. Mais il y existe un autre monde, celui de la cuisine collective où il n'est pas question de passer cinq minutes à dresser chaque assiette mais dans lequel on n'est pas pour autant obligé de renoncer à cuisiner. Le savoir-faire lié aux volumes importants est la première compétence des cuisiniers de collectivité.

Par rapport au bio, vous dénoncez dans votre livre les "ambivalences de la loi EGalim" ?

M.P. : Oui, la loi entend favoriser la présence d'aliments bio dans les collectivités et d'aliments dits "de qualité" et "durables". Mais le problème est bien que la "qualité" et "durabilité" sont des critères peu objectifs et dont les contours flous sont redessinés en permanence par la négociation politico-économique entre les pouvoirs publics et les grands industriels du secteur. De même, suivant l'expression selon laquelle le diable est dans les détails, c'est la conjonction "ou" entre "bio" et "local" qui change tout. En permettant d'avoir du bio non local - provenant de l'autre bout de la France mais aussi d'Amérique du Sud, d'Asie ou d'Europe de l'Est - ou du "local"- produit en France, voire transformé en France – pas bio du tout ! En fait, EGalim laisse la porte grande ouverte pour les industriels du secteur.

Même ambivalence, dites-vous, par rapport à l'introduction des menus végétariens…

M.P. : Comme pour le reste, il faut être vigilant car l'industrie agro-alimentaire a une telle puissance et une telle capacité d'adaptation. Il existe un marché considérable autour des nouveaux produits non carnés que les industriels de l'agro-alimentaire se réjouissent d'investir. Evidemment nous défendons plus de repas végétariens à la cantine sans pour autant exclure la consommation de produits carnés. Mais sa rédaction est nécessaire.
P.-Y.R. :C'est effectivement une demande spécifique qui nous arrive et c'est un nouveau challenge à relever que de nourrir les enfants différemment et apporter cette éducation. Je pense qu'il faut peut-être changer de vision et se dire que, comme nos grands-parents, quand on mangeait un poulet le dimanche, on ne se faisait pas une horreur de manger une salade le lendemain et un peu de pain. Peut-être que c'est cela qu'il va falloir bousculer dans nos habitudes alimentaires pour sortir des galettes végétales que l'on voudrait identifier comme un morceau de viande dans nos assiettes, c'est peut-être quelque chose à réinventer ou à retrouver.

Du fait de la crise sanitaire, le jetable et notamment couverts et gobelets ont proliféré, le temps pour manger de chaque élève a été restreint…. La crise n'aurait-elle pas amplifié dans les cantines les pratiques que l'on voulait faire disparaître ?

P.-Y.R. : Tout à fait, j'ai fait ce constat depuis le début de la crise : avec l'application des différents protocoles sanitaires, il y a eu encore plus de distance entre les enfants, le jetable et l'individualisme du repas (couverts jetables, plateaux individuels) ont été exacerbés au détriment du partage. En résumé, tout ce qu'on peut reprocher en général à la cantine a été amplifié alors qu'elle pourrait être un lieu de lutte. Sans être expert en épidémiologie, on peut notamment se poser, au sujet du Covid, la question des comorbidités. Se demander si le Covid aurait les mêmes conséquences sur notre société si les maladies chroniques telles que le diabète, l’hypertension, l’obésité, etc. étaient prises en charge de manière plus préventive, notamment par le biais d'une alimentation saine.

(1) Livre "Une autre cantine est possible : pour en finir avec dix idées reçues sur la cuisine de collectivité" - Marc Perrenoud et Pierre-Yves Rommelaere aux éditions du Croquant