Une géographie inédite de l’ubérisation de l’économie française

Le Compas (Centre d’observation et de mesure des politiques d’action sociale) publie une étude consacrée à "l’ubérisation des quartiers populaires". Un croisement inédit de données géographiques qui permet de mieux caractériser le phénomène d’accroissement du nombre de travailleurs de plateformes ces dernières années en France.

"Visibles dans les rues", mais largement "invisibles dans les statistiques", les chauffeurs VTC et autres livreurs en deux-roues ont vu leur nombre croître considérablement ces dernières années. Un phénomène qui doit beaucoup aux confinements successifs de 2020 qui ont largement contribué à consacrer ces métiers sur lesquels les données sont encore rares. Le parti pris par Hugo Botton, doctorant au Compas (Centre d’observation et de mesure des politiques d’action sociale), a ainsi consisté à analyser et croiser des données telles que le lieu de résidence auquel ces travailleurs peuvent être raccrochés pour établir "une géographie des emplois dans les quartiers en France".

Premier enseignement : au 1er janvier 2022, plus de 230.000 personnes travaillaient en France par l’intermédiaire d’une plateforme numérique. Des livreurs en deux-roues ou des chauffeurs VTC qui exercent généralement sous le statut d’auto-entrepreneur mais qui restent "soumis à certaines contraintes du salariat sans bénéficier des avantages qui y sont associés", relève l’étude. Au contraire d’autres auto-entrepreneurs, ils ne fixent pas leurs tarifs et n’organisent pas librement leur temps de travail "qui est dicté par un algorithme". Absence de cotisation à l’assurance chômage, souscription individuelle à une protection contre les accidents du travail ou encore absence de congés payés s’ajoutent à la panoplie pour caractériser des métiers marqués, conclut l’auteur, par la "précarité".

24% des 179.000 livreurs en activité au 1er janvier 2022 résident dans un quartier prioritaire de la ville

Alors que ce phénomène est aujourd’hui bien établi, "nous ne savons pas qui sont ces travailleurs", reconnaît l’étude du Compas. D’où l’idée de les associer aux quartiers dans lesquels ils vivent. Ce que l’étude caractérise donc en premier lieu, c’est que ces travailleurs de plateformes sont surreprésentés dans les quartiers populaires. Au 1er janvier 2022, parmi les 179.000 livreurs en activité en France, près de 24% résident dans un quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) alors que seulement 5% des travailleurs français sont issus de ces mêmes quartiers. Pour les quelque 52.700 chauffeurs VTC identifiés, ce chiffre est légèrement en retrait à 19%. A titre d’exemple, l’auteur croise des cartes du taux de chômage avec celles du nombre de livreurs/chauffeurs par quartier sur le territoire du Grand Paris. Et sans surprise, c’est dans les quartiers où le taux de chômage est le plus important que la prépondérance de ces emplois "de plateforme" est la plus forte. Un phénomène qui s’observe également dans de nombreuses agglomérations françaises.

Historiquement, si le point de départ de ce mouvement "d’ubérisation" est marqué par l’arrivée d’Uber en 2011, suivie par l’installation de Deliveroo deux ans plus tard, la progression des effectifs est particulièrement notable ces dernières années : entre janvier 2015 et juin 2022 le nombre de livreurs en deux-roues est passé de 35.000 à 180.000, même si, reconnaît l’auteur de l’étude, les données ne prennent pas en compte les situations d’absence de clôture du statut d’autoentrepreneur lors d’un changement d’activité. Du côté des VTC, l’évolution reste moins marquée (de 33.000 à 53.000) sur la même période, par l’effet conjugué "du coût d’entrée dans la profession" et des restrictions de déplacements induites par les confinements successifs de 2020.

Sur le plan géographique, l’étude du Compas se concentre sur les EPCI qui comportent au moins un quartier prioritaire. Si au niveau national 24% de ces travailleurs de plateformes résident dans un QPV, ce phénomène semble beaucoup plus marqué dans certains territoires. L’étude souligne par exemple que 6 livreurs sur 10 du territoire de la communauté d’agglomération de Blois Agglopolis vivent dans un quartier populaire. Un chiffre qui dépasse également les 50% sur les communautés d’agglomération de Béziers ou encore de Mulhouse et qui, globalement, n’est pas restreint à l’Ile-de-France. Chez les chauffeurs VTC, le phénomène semble malgré tout moins prononcé avec, à l’échelle nationale, 19% de résidents dans les QPV. Même si ce chiffre peut grimper fortement sur certains territoires de la seconde couronne d’Ile-de-France tels que la communauté d’agglomération Roissy Pays de France (43%) ou encore Melun Val de Marne (32%).

Un impact certain de la pauvreté sur la géographie de ces métiers de plateformes

Au final, dans quels quartiers retrouve-t-on le plus de travailleurs de plateformes ? L’étude du Compas relève qu’au 1er janvier 2022 environ 44.000 livreurs résidaient dans des quartiers prioritaires de la ville. Des zones où l’on compte en moyenne 3,1 livreurs pour 100 personnes en emploi. Et en ajoutant les 10.000 VTC, "on obtient 3,8 travailleurs des plateformes pour 100 personnes en emploi dans les quartiers prioritaires". Ce qui semble indiquer que le poids de ces métiers "n’est pas prépondérant au sein de l’activité économique de ces quartiers". Du côté du profil, l’auteur rappelle qu’une enquête menée par Ipsos pour le compte d’Uber entre 2019 et 2020 avait souligné que 92% des livreurs étaient des hommes et que 54% d’entre eux étaient âgés de 25 ans ou moins. Une étude qui révélait également que 40% de ces livreurs étaient des étrangers et que 70% de l’ensemble exerçait ce métier en complément d’une autre activité.

En conclusion, au-delà du taux de chômage dans les quartiers, c’est bien la pauvreté qui agit comme un paramètre déterminant, estime l’étude du Compas : "ce sont dans les quartiers où le taux de pauvreté et la part d’immigrés sont les plus élevés qu’il y a le plus de livreurs parmi les travailleurs".

 

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