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En attendant le "débat national"... ce que l'on retiendra de l'allocution du chef de l'État

Au lendemain de l'allocution très attendue d'Emmanuel Macron en réponse à la crise des "gilets jaunes", des précisions ont en partie été apportées par le gouvernement ce mardi 11 décembre, notamment quant à l'augmentation de 100 euros des revenus au niveau du Smic. Cette hausse qui doit concrétiser "l'état d'urgence économique et sociale" s'est d'ailleurs immédiatement traduite par deux amendements gouvernementaux au projet de loi de finances. Le calendrier de certaines réformes, dont celle de la fonction publique, pourrait en revanche être revu pour tenir compte du "débat national" que le chef de l'État entend engager en s'appuyant sur les maires.

Au lendemain des annonces, place au service après-vente : l'exécutif s'employait ce mardi 11 décembre à expliquer et promouvoir les mesures déclinées la veille par Emmanuel Macron lors de son "adresse à la Nation", allocution de 13 minutes suivie par au moins 21 millions de téléspectateurs.

La parole a ainsi été largement donnée au Premier ministre ce mardi après-midi lors de la séance des questions à l'Assemblée nationale, Édouard Philippe ayant été invité par les députés à préciser les principales mesures sociales énumérées par le chef de l'État : augmentation de 100 euros des revenus au niveau du Smic, exemption de la hausse de la CSG pour les retraités gagnant moins de 2.000 euros, heures supplémentaires payées "sans impôts ni charges".

L'ensemble coûtera "entre 8 et 10 milliards", a confirmé mardi matin le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux. Le ministre des Comptes publics, Gérald Darmanin, a pour sa part chiffré mardi après-midi devant le Sénat à 2,5% le déficit public, hors bascule du CICE (0,9%), et évalué le coût des mesures à 10 milliards d'euros, dont 4 milliards de "recettes en moins" dus au gel de la taxe carbone et "autour de 6 milliards sans doute" les annonces de lundi soir.

Le chef de l'État a visiblement voulu donner des gages sociaux sans effrayer le monde économique. D'où des annonces qui ne pèsent ni sur les plus fortunés ni sur les entreprises, avec notamment le refus de revenir sur la suppression de l'impôt sur la fortune. Emmanuel Macron a en revanche reçu ce mardi après-midi des représentants des plus grandes banques françaises pour leur demander de "participer à l'effort collectif". Ces derniers se sont engagés à ne pas accroître les frais bancaires en 2019, a annoncé l'Élysée. Selon un conseiller, ils seraient également prêts à plafonner les frais d'incidents bancaires à 25 euros mensuels pour "les populations les plus fragiles", soit "3,6 millions de personnes". Le chef de l'État leur a en outre demandé d'accompagner les "artisans, commerçants et petites entreprises les plus durement touchés par la crise actuelle". Il devrait de même demander des efforts ciblés aux patrons des grandes entreprises qu'il doit recevoir ce mercredi, notamment à celles implantées sur tout le territoire, comme les opérateurs téléphoniques. Mais aussi évoquer les exigences mentionnées lundi, dont la lutte contre l'évasion fiscale.

Une pause sur les grandes réformes ?

Si les ministres étaient très visibles ce mardi aussi bien dans les hémicycles que dans les médias, dans le même temps… l'heure était aux discours reporté, réunions annulées, calendriers décalés… Assurance-chômage, retraites, fonction publique : les grandes réformes sociales attendues en 2019 pourraient être ralenties afin de trouver leur place dans un agenda désormais dominé par la grande "consultation nationale" promise par Emmanuel Macron.
Celle de la fonction publique, d'abord : le discours que le chef de l'État devait prononcer mercredi a été reporté "à une date ultérieure" en "début d'année prochaine". Les 1.800 "managers publics" qui devaient l'écouter pourront ainsi rester "mobilisés dans (leurs) territoires, au plus près des Français", selon Matignon. Mais le "débat national" n'aura pas d'effet sur cette réforme, assure Olivier Dussopt, qui a confirmé mardi le dépôt du projet de loi "au premier semestre".

La réforme de l'assurance-chômage, ensuite : syndicats et patronat ont annulé leur quatrième round de négociation, prévu mardi, en raison "du contexte actuel de forte tension sociale". Les partenaires sociaux, mal partis pour trouver les 3 à 4 milliards d'euros d'économies sur trois ans réclamés par le gouvernement, doivent reprendre leurs discussions "en principe le 18 décembre". Mais ont d'ores et déjà demandé à Édouard Philippe "un délai supplémentaire" pour trouver un accord, en repoussant la date-butoir du 26 janvier au 22 février.
Celle des retraites, enfin : le haut-commissaire à la réforme, Jean-Paul Delevoye, a différé de trois semaines ses entretiens programmés avant Noël. Un simple "décalage", explique son entourage, afin de "laisser le temps aux partenaires sociaux de s'impliquer pleinement dans la concertation" annoncée par le chef de l'État fin novembre.

"Aller à la rencontre des maires, région par région"

Ce vaste forum décentralisé devait à l'origine être consacré à "la transition écologique et sociale" et se dérouler du 15 décembre au 1er mars. Mais, face à l'ampleur de la crise, le président de la République a estimé lundi que "le débat national doit être beaucoup plus large" et "aborder toutes les questions essentielles à la nation".
Parmi elles, les questions qui "touchent à la représentation" : "La possibilité de voir les courants d'opinion mieux entendus dans leur diversité, une loi électorale plus juste, la prise en compte du vote blanc et même que soient admis à participer au débat des citoyens n'appartenant pas à des partis", a déclaré Emmanuel Macron.
S'agissant de "l'organisation de l'État", il a évoqué "la manière dont il est gouverné et administré depuis Paris, sans doute trop centralisé depuis des décennies, et la question du service public dans tous nos territoires".
Egalement mentionnés, "l'équilibre de notre fiscalité", "la question de notre quotidien pour faire face aux changements climatiques"… mais aussi l'"identité" nationale et "la question de l'immigration".

Au-delà du débat "au niveau national dans nos institutions" ("gouvernement, assemblées, partenaires sociaux et associatifs"), le chef de l'État a redit qu'il comptait sur "les interlocuteurs naturels" que sont les maires pour, "partout sur le terrain", recueillir les "demandes" des citoyens et "s'en faire les relais". Il prévoit pour cela d'aller rencontrer "les maires de France, région par région" afin de "bâtir le socle de notre nouveau contrat pour la nation".

Accélération de la hausse de la prime d'activité

S'agissant des trois principales décisions lançant "l'état d'urgence économique et sociale" qu'Emmanuel Macron entend "décréter", elles ont été annoncées en ces termes : "Je demande au gouvernement et au Parlement de faire le nécessaire afin qu'on puisse vivre mieux de son travail dès le début de l'année prochaine, le salaire d'un travailleur au Smic augmentera de 100 euros par mois dès 2019 sans qu'il en coûte un euros de plus pour l'employeur" ; "les heures supplémentaires seront versées sans impôts ni charges dès 2019" et "je demanderai à tous les employeurs qui le peuvent, de verser une prime de fin d'année à leurs employés et cette prime n'aura à acquitter ni impôt ni charge" ; pour les retraités "qui touchent moins de 2.000 euros par mois, nous annulerons en 2019 la hausse de CSG subie cette année".

S'agissant de l'augmentation de 100 euros, une précision de taille avait très vite été apportée par l'Élysée : "Les 100 euros de plus net pour le Smic correspondent à une prime d'activité de 80 euros et une baisse des charges de 20 euros". Autrement dit, il s'agirait principalement d'une accélération de la revalorisation prévue de la prime d'activité. Mais les choses ne sont pour l'heure pas d'une extrême limpidité.

Alors que le Sénat s'apprêtait à voter mardi après-midi en première lecture l'ensemble du projet de loi de finances pour 2019, les sénateurs ont été invités à adopter deux amendements présentés in extremis par le gouvernement concernant cette prime d'activité. Le premier amendement vise à avancer du 1er avril au 1er janvier 2019 la bonification à 30 euros de la prime d'activité et à permettre la création d'une seconde "bonification individuelle". Un second amendement ouvre 600 millions d'euros de crédits. "Ce montant permet à peu près une augmentation de la prime d'activité de 70 euros", a indiqué Gérald Darmanin.

Ce second amendement "donne une sorte de blanc-seing au gouvernement pour agir de manière réglementaire", a estimé le rapporteur général du Budget, Albéric de Montgolfier. "Nous allons voter ces amendements même si nous considérons que les choses sont assez gazeuses", a ajouté Bruno Retailleau, le chef de file des sénateurs LR. "On n'est même pas capable, ici, de pouvoir comprendre ce qui est réellement proposé", a pour sa part regretté Marie-Noëlle Lienemann (CRCE). "Il se pourrait qu'il y ait une autre façon également de compléter l'action du gouvernement et l'annonce du président de la République pour bien obtenir les 100 euros au Smic à partir de 2019", a ajouté Gérald Darmanin.

"Une meilleure mobilisation de l'argent public"

Pendant ce temps à l'Assemblée, Édouard Philippe déclarait :  "Notre objectif n'est pas d'en rester à ceux qui bénéficient aujourd'hui de la prime d'activité (...), c'est d'essayer de faire en sorte que par une meilleure organisation des choses, par une meilleure mobilisation de l'argent public, l'ensemble de ceux qui sont rémunérés au Smic puissent bénéficier de cette augmentation." "Nous voulons essayer d'aller plus loin car tous les salariés au Smic ne touchent pas la prime d'activité. Faut-il modifier d'autres paramètres de la prime, faut-il regarder du côté des allègements de charges ? Nous travaillons en ce sens pour compléter l'accélération de la prime d'activité", a expliqué Matignon, interrogé par l'AFP. Quelque 2,6 millions de foyers bénéficient actuellement de la prime d'activité, destinée à ceux qui touchent entre 0,5 et 1,2 Smic.

Concernant l'exemption de la hausse de la CSG pour les retraités percevant jusqu'à 2.000 euros "seul" par mois ou 33.000 euros "à deux" par an, 70% des retraités ne seront pas assujettis à la hausse de cet impôt, contre 40% avant, a de son côté souligné mardi le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux. Quant aux heures supplémentaires défiscalisées et désocialisées, elles concerneront à la fois "les salariés du public et du privé", a-t-il précisé, estimant qu'elles devraient représenter en moyenne pour 9 millions de personnes "360 euros nets par an en plus".

Pour "des engagements précis" sur les services publics

Chez les "gilets jaunes", dont beaucoup se sont dits "insatisfaits" par les annoncent du chef de l'État, l'accueil est mitigé, avec des dissensions qui semblent se renforcer entre les modérés et les radicaux. Parmi les premiers, la Bretonne Jacline Mouraud a appelé à "une trêve" en saluant "des avancées". "On a une économie qui s'effondre, des commerçants prêts à mettre la clé sous la porte, on ne peut pas se rendre responsables d'une multitude de dépôts de bilan", a-t-elle plaidé. Mais sur de nombreux points de rassemblement, comme à Aubagne ou au Puy-en-Velay, les "gilets jaunes" prévoient de "continuer à se battre". "On n'est pas prêts de partir", a assuré l'un de leurs représentants.

Dans son allocution, Emmanuel Macron avait reconnu une colère "profonde" faite de "quarante années de malaise qui resurgissent" : "malaise des travailleurs qui ne s'y retrouvent plus ; malaise des territoires, villages comme quartiers où on voit les services publics se réduire et le cadre de vie disparaître ; malaise démocratique où se développe le sentiment de ne pas être entendu ; malaise face aux changements de notre société, à une laïcité bousculée et devant des modes de vie qui créent des barrières, de la distance."

Réagissant dès ce mardi matin à l’allocution présidentielle, l’Association des petites villes de France (APVF) dit avoir "noté avec attention les propos du président de la République concernant la présence des services publics sur les territoires et notamment au sein de 'l’arrière-pays'" et souligne que cette "prise de conscience" doit "absolument se traduire par des engagements précis du gouvernement en matière d’implantation des services publics, tout particulièrement dans le domaine de la santé et de la mobilité".

L'Association des maires ruraux (AMRF), qui avait déjà lancé avec l'APVF une action de "consignations de doléances et de propositions dans les mairies", a pour sa part annoncé qu'elle lançait, "pour compléter le dispositif", une "plateforme citoyenne dédiée à l’action #mairieouverte en partenariat avec la civic tech Fluicity", qui "permettra à chaque citoyen de s’exprimer et d’être entendu au niveau local, puis national, grâce au relais des communes rurales". "Le but est de structurer le dialogue au niveau local, entendre les doléances et tirer des propositions constructives (…), à la différence des réseaux sociaux qui peuvent attiser les tensions", explique l'association.

On saura enfin qu'Édouard Philippe doit venir s'exprimer ce mercredi soir devant plus de 200 maires de villes moyennes à l'occasion des 30 ans de l'association Villes de France, en présence de plusieurs ministres et de Gérard Larcher, le président du Sénat.