Les territoires urbains en quête de moyens pour résorber les fractures sociales et territoriales

Les Journées nationales de France urbaine organisées à Reims ces 22 et 23 septembre ont mis en avant la "double urgence" qui touche les habitants des grandes villes et métropoles. Urgence écologique, mais aussi sociale, à l'heure où l'inflation risque de précariser les plus fragiles. L'association porte une série de propositions concrètes. Mais émet aussi des demandes financières immédiates. À la veille de la présentation du projet de loi de finances, le ministre Christophe Béchu n'a guère pu qu'assurer de sa volonté de limiter les "effets de bord" des mesures prévues. Et a évoqué ce qu'il prévoit dans les mois à venir, entre fonds vert et "feuille de route de planification écologique" en passant par l'"agenda territorial".

Pour la cinquième édition de ses "Journées nationales" annuelles, France urbaine avait fait le choix de mettre l'accent sur "la montée en puissance de la question sociale" – pauvreté, inégalités, déclassement – touchant les populations des métropoles, grandes villes et agglomérations dont l'association représente les élus. Après une première journée consacrée à une série d'ateliers thématiques, la plénière organisée ce vendredi 23 septembre au Centre des congrès de Reims a ainsi donné lieu à des échanges et témoignages autour des questions d'accès aux droits, de logement, de précarité énergétique, de santé, d'alimentation, d'égalité des chances en matière d'éducation…

En leitmotiv, la volonté de France urbaine de tordre le cou aux visions caricaturales qui se seraient "imposées dans l'imaginaire" ambiant : celles de métropoles captant les richesses, de populations urbaines forcément mieux loties que celles du périurbain ou du rural… "Les deux-tiers des personnes en situation de pauvreté vivent dans nos grandes villes", a notamment insisté Johanna Rolland, maire de Nantes et présidente de France urbaine, qui plaide depuis longtemps pour que cessent "les oppositions stériles entre urbain et rural". Et qui rappelle à titre d'exemple que la désertification médicale touche aussi les territoires urbains. D'où la notion chère à France urbaine d'"alliance des territoires" pour "résorber et prévenir" les fractures. Notion qui s'est illustrée à Reims par la venue d'un représentant de l'Association des maires ruraux (AMRF), Éric Krezel, maire de Ceffonds (Haute-Marne), invité à donner sa vision des difficultés communes que connaissent l'urbain et le rural et de la façon dont les interactions mériteraient d'être développées.

Été caniculaire, guerre, crise énergétique et inflation, risque d'affaiblissement des services publics… dans ce contexte ayant succédé à celui de la crise sanitaire, les élus disent "ressentir une forme de fatigue, d'anxiété" parmi leurs administrés, a témoigné Johanna Rolland en accueillant en clôture Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. D'où ce focus sur les "fractures sociales et territoriales", qui seraient en outre "le terreau" de fractures démocratiques. "L'urgence est double, elle est sociale et écologique" et "une nouvelle fois, nous sommes en première ligne pour protéger les plus fragiles", dit la maire de Nantes. "Sur tous les postes les plus coûteux pour les ménages – logement, transports, alimentation, énergie… –, nos collectivités peuvent agir", avait peu auparavant estimé Éric Piolle, le maire de Grenoble. Johanna Rolland avait d'ailleurs fait part le 8 septembre à Emmanuel Macron, lors de la réunion de lancement du Conseil national de la refondation (CNR), de son regret que le sujet de "la lutte contre la pauvreté" n'ait pas été jugé prioritaire. Et a insisté auprès de Christophe Béchu sur la nécessité de reconduire après 2023 les conventions d'appui à la lutte contre la pauvreté et d'accès à l'emploi (Calpae).

"Oui, la succession des crises crée un climat de tensions", a convenu celui qui était il y a quelques mois encore maire d'Angers… et membre du bureau de France urbaine. Pour Christophe Béchu, le double périmètre de son ministère traduit à la fois "la place centrale donnée aux territoires" et la "cohérence" souhaitée par les élus locaux en regroupant les relations avec les collectivités, la ruralité, mais aussi le logement et les transports.

PLF : "les chiffres bougeront"

Devant son ancien homologue, Johanna Rolland a naturellement listé les "mesures immédiates" attendues par France urbaine. Trois jours avant la présentation du projet de loi de finances (PLF), celles-ci rejoignent pour une bonne part les attentes que les autres associations représentant le bloc local ont récemment exprimées. Sans surprise, la question de "la flambée des prix" a bien été la toute première préoccupation entendue au fil des deux journées rémoises. Face, en moyenne, à un "doublement de nos factures", la maire de Nantes craint que les villes et agglos ne soient contraintes de "réduire la voilure de leurs services publics". Avec une spécificité pour les grands territoires urbains : ce sont avant tout les conséquences de l'inflation pour les transports publics qui est redoutée. Pour le réseau de transports nantais, la hausse des prix de l'énergie "représente un coût supplémentaire de 25 millions d'euros", illustre-t-elle.

Face à cela, France urbaine demande un "bouclier énergétique d'urgence" pour les collectivités n'en bénéficiant pas pour le moment. "Pas ad vitam aeternam", précise d'emblée Johanna Rolland, mais au moins en attendant l'issue des négociations européennes sur le découplage des prix du gaz et de l'électricité. Là-dessus, Christophe Béchu s'est dit conscient des difficultés, avec des situations très "disparates" selon les collectivités et selon leurs contrats. Mais il n'a esquissé aucune ouverture, indiquant que la priorité du moment pour l'exécutif était effectivement la discussion en cours à l'échelle européenne sur "les mécanismes de fixation des prix", faute de quoi on atteindra des niveaux de prix "pas raisonnables". Selon lui, "lancer des dispositifs de couverture sans se préoccuper de cela" reviendrait indirectement à "soutenir le modèle" actuel. Selon Johanna Rolland, qui a pu échanger avec le ministre hors tribune, la question du bouclier ne serait toutefois pas encore "arbitrée".

Face à l'une des autres demandes financières communes à France urbaine et aux autres associations du bloc local, celle de ne pas supprimer la CVAE, le ministre est là encore resté inflexible, rappelant qu'il s'agissait d'un engagement de campagne d'Emmanuel Macron. "Ma responsabilité, c'est de faire en sorte que les effets de bord de cette réforme ne conduisent pas, ou à diminuer les recettes des collectivités, ou à désinciter les collectivités à continuer d'accueillir des activités et des entreprises", a-t-il certes ajouté, sans évoquer la recette qui viendra compenser les pertes de CVAE.

Sur l'effort de maîtrise de la dépense qui devrait être demandé aux collectivités, Christophe Béchu, après avoir confirmé qu'il n'y aura "aucune baisse des dotations" dans le PLF – "je dirais même au contraire", a-t-il dit –, n'a pas souhaité en dire beaucoup plus. "Le gouvernement table sur le fait que, compte tenu de l'inflation, il y aura une augmentation des dépenses des collectivités dans les années qui arrivent. Dans les éléments du programme de stabilité, il n'est pas fait mention d'un recul, ni des dépenses des collectivités, ni des dotations. Il est fait mention de la nécessité pour tous les acteurs publics de réussir à avoir un niveau de dépenses qui soit inférieur à l'inflation", a-t-il réexpliqué. Un "ralentissement" de 0,5% des dépenses de fonctionnement des collectivités par rapport à leur "évolution naturelle" avait jusqu'ici été cité (voir notre article de fin juillet). Ce vendredi, le ministre n'a pas donné de chiffre : "Dans certains domaines, au lieu de poser une proposition chiffrée, on peut miser sur le débat parlementaire pour préciser les contours de l'effort qu'il conviendrait de faire. Le gouvernement ne ferme pas la porte, il a des choses à proposer mais souhaite le faire avec la majorité et l'opposition pour arriver à un point d'accord". "Faute de majorité absolue, la discussion parlementaire sur le PLF peut nous réserver des progrès, le ministre sait que les chiffres bougeront", a commenté devant la presse Jean-Luc Moudenc, le maire de Toulouse et vice-président de France urbaine.

Un fonds, en attendant la planification

Et puis il y a le fameux fonds vert de 1,5 milliard dont on parle beaucoup mais dont les contours restent relativement flous. Pour Jean-Luc Moudenc, ce fonds n'est qu'une "mesure intermédiaire" et France urbaine doit donc d'ores et déjà "s'intéresser à la suite, quant aux moyens de la transition écologique" dont bénéficieront les collectivités. Dans sa "Déclaration de Reims", résolution finale diffusée à l'issue de ces journées, l'association évoque ainsi le contrat de transition écologique (CTE) – mis en œuvre depuis 2018 puis théoriquement intégré dans les contrats de relance et de transition écologique (CRTE) – qui "doit faire l'objet d'engagements financiers massifiés, globalisés et sécurisés sous la forme d'enveloppes fongibles et pluriannuelles".

Christophe Béchu a pour sa part redit que le fonds vert est bien prévu pour l'exercice budgétaire 2023, ne sera pas soumis à des appels à projets et donnera lieu à "des enveloppes fongibles et déconcentrées" répondant aux besoins différenciés des collectivités : zones à faible émission (en jugeant au passage que les ZFE sont "un sujet crucial" si l'on ne veut pas "donner le sentiment à certains d'être chassés des centres-villes"), lutte contre le recul du trait de côte, traitement de friches, biodiversité… Un champ très vaste, donc. Au-delà de 2023, il a décliné les ambitions, de la future "feuille de route de planification écologique" devant dans un second temps couvrir tout le quinquennat et embrasser tous les domaines (transports, agriculture…). L'objectif étant de "doubler le rythme" de la baisse des émissions de gaz à effet de serre. Et si le ministre parle toujours bien de CRTE, c'est pour y inclure "le R de réussite"… en les accompagnant de "moyens crédibles".

Logement : éviter "l'accident industriel"

Le ministre a par ailleurs déclaré son intention d'"ouvrir à l'automne le chantier de la rénovation des bâtiments publics" : "un petit sujet à 500 millions de mètres carrés… avec la mobilisation de moyens et de procédures qui le rendront possible".

S'agissant des quartiers politique de la ville, sachant qu'il s'exprimait devant Catherine Vautrin, présidente de la communauté urbaine de Reims et nouvelle présidente de l'Anru, il a redit la volonté du gouvernement de faire de la transition écologique l'un des "leviers" des futurs contrats de ville, a rappelé la démarche "Quartiers résilients" (annoncée le 12 septembre par Olivier Klein, son ministre délégué chargé de la ville et du logement) et, s'agissant de rénovation urbaine, a évoqué la "revue des projets" de l'Anru et "l'enveloppe de 100 millions d'euros pour les projets innovants".

Des "feuilles de route", Christophe Béchu souhaite aussi en dessiner dans le domaine du logement : fin du Pinel en 2024, interrogations sur les zonages, question du "logement abordable", prévention des expulsions locatives, résorption des bidonvilles, "les 46 territoires d'accélération du plan Logement d'abord"… En sachant que deux des douze propositions de la "Déclaration de Reims" portent sur le logement : "rendre incitative la fiscalité portant sur les logements vacants pour une remise sur le marché des résidences principales" et "déléguer aux territoires urbains volontaires les crédits d'aide à la rénovation énergétique (MaPrimeRénov' et programme Sare), en s'inspirant du modèle des aides à la pierre". En sachant aussi que France urbaine conditionne l'avenir de la construction de logements à ce qu'il adviendra des modalités de mise en œuvre du zéro artificialisation nette (ZAN). Sur le ZAN, le ministre a redit vouloir "éviter que des règles trop rigides ne déclenchent des effets de bord" et aurait assuré à Johanna Rolland et Jean-Luc Moudenc qu'il "suivra personnellement" l'écriture des décrets pas encore parus. "C'est nécessaire, sinon ce sera l'accident industriel en termes de crise du logement", prévient le maire de Toulouse, rappelant l'objectif de 25% de logements sociaux d'ici 2025.

Discours de la méthode

Les dirigeants de France urbaine avaient appelé le gouvernement à "tenir son engagement d'un réel changement de méthode". "Changer de méthode, ça n'est pas seulement nous rencontrer et faire de nous de simples courroies de transmission", avait lancé Johanna Rolland, disant la nécessité que "l'État réaffirme sa confiance aux collectivités".

Pour Christophe Béchu, "la méthode c'est d'abord l'agenda territorial", terme utilisé par Élisabeth Borne dès sa déclaration de politique générale. Et le ministre de détailler comment devraient se dérouler les choses : "Dans les prochaines semaines, chaque association d'élus fait remonter les thèmes sur lesquels elle considère qu'il y a matière à discuter avec le gouvernement ; dans la foulée, nous calons un calendrier pour que les ministres concernés sachent qu'il y a un temps au cours duquel ils doivent préparer ces sujets – y compris ceux que vous avez évoqués aujourd'hui : pauvreté, petite enfance, statuts… – et rencontrer la ou les associations d'élus qui les portent. Cet agenda territorial, ce n'est pas une réponse sur le fond, mais c'est la garantie qu'aucun thème ne sera évacué. En parallèle, dès début octobre, nous lançons ce qui doit permettre d'arriver à la feuille de route de planification écologique à la fin de cette année". Johanna Rolland s'interroge sur la manière dont cela va s'articuler avec les travaux du CNR.

Une rencontre est prévue ce mardi 27 septembre entre Élisabeth Borne et le bureau de France urbaine. Ce sera une nouvelle occasion de porter les propositions de l'association. Y compris celles que n'a pas évoquées Christophe Béchu. Parmi celles-ci : déléguer aux territoires urbains volontaires les crédits "prévention spécialisée" et "réussite éducative" ; "reconnaître l'exception alimentaire dans la commande publique" afin de pouvoir favoriser les circuits courts dans la restauration collective ; obtenir une compensation de l'augmentation du point d'indice des agents ; pérenniser et systématiser les cités éducatives, dont tous louent les mérites ; faire en sorte que les évolutions démographiques et délictuelles soient prises en compte dans la répartition des effectifs de justice (France urbaine en a déjà parlé au garde des Sceaux). Les élus de l'association ont par ailleurs fait savoir qu'ils seront "très vigilants sur l'écriture de l'arrêté sur les dark stores", prévue dans les jours à venir. Ou encore qu'ils comptent sur l'État pour les aider à faire face à la "crise du recrutement" qui affecte la fonction publique territoriale et met notamment "en péril les services aux familles" (crèches, périscolaire, transports…).

France urbaine prévoit de mettre en place un "groupe des parlementaires associés" (tout comme l'AMF a son "comité législatif et réglementaire" ou Villes de France va avoir son "collège des parlementaires"). À l'heure où la nouvelle configuration de l'Assemblée nationale va changer la nature de la discussion des prochains textes de loi, l'association sait que c'est aussi au-delà du gouvernement qu'il faut veiller à mieux faire entendre sa voix.