Colère agricole : anatomie d'une crise européenne

Des quatre coins de l'Europe, les agriculteurs se sont levés pour dénoncer leurs conditions de vie. Le "Pacte vert" et la politique agricole commune (PAC) en ont souvent été la cible. En quoi ces luttes sont-elles convergentes ? Pour quelle sortie de crise ? C'est ce que la fondation politique Heinrich-Böll a cherché à savoir, lors d'un webinaire organisé le 12 février.

"80% des revenus des agriculteurs proviennent des aides de la PAC. Le fruit de notre travail ne vaut pas grand-chose." Ce désarroi exprimé par Mathieu Courgeau, éleveur, président du collectif Nourrir, résume une grande partie du mal-être que les agriculteurs manifestent depuis plusieurs semaines à travers l'Europe. Une situation que la fondation politique allemande Heinrich-Böll a cherché à décrypter, le 12 février, en confrontant les points de vue de divers agriculteurs, syndicalistes et observateurs sur ces questions. Pour l'éleveur français, les inégalités de revenus sont criantes en Europe, et la nouvelle politique agricole commune (PAC), en dépit de ses promesses, n'y a rien changé. 20% des exploitations captent toujours 80% des subventions, dénonce-t-il. "À quoi bon faire des efforts, se demandent certains. On est en train de perdre tout le monde." Car dans un contexte de grande instabilité des prix, il est demandé aux agriculteurs de prendre le virage écologique, de répondre à de plus en plus de normes, sans s'être assuré de leur garantir des revenus suffisants. "En Allemagne, les manifestations ont commencé avant Noël, quand le gouvernement a décidé de mettre fin à une exonération de taxe sur le diesel, rappelle Gesine Langlotz, porte-parole de l'ABL (association de petits producteurs). Toute la profession a été unie, ce qui n'est pas toujours le cas car les revendications sont contradictoires, certains ont une approche plus libérale, d'autres non."

Un problème "partagé dans toute l'Europe"

En Grèce, c'est la flambée des coûts de production de produits agricoles qui a déclenché le mouvement. "Dans tous les domaines, sur tout ce dont on a besoin, les prix augmentent, tandis que les prix de produits que nous cultivons sont en permanence à la baisse", résume Panayiotis Kalfountzos, président de ThesGi (coopérative des fermiers de Thessalonique). Le temps était venu de "descendre dans la rue". Mais c'est un problème "partagé dans toute l'Europe". "Il n'y a plus la moindre vision pérenne de l'agriculture", exprime-t-il.

Mais pour Mathieu Courgeau, il y a aussi des "profiteurs de crise". "Les dix plus gros groupes financiers ont fait plus de 2 milliards de profits au premier trimestre 2022", date du début de la guerre en Ukraine, assure-t-il. Cette situation géopolitique s'inscrit dans une succession de crises de plus en plus fréquentes (sanitaires, climatiques...) qui accentuent le sentiment de vulnérabilité et d'incertitude des agriculteurs. "En Thessalie, nous avons connu une des plus grandes inondations qu'ait connue l'Europe depuis longtemps. (…) Le changement climatique, ce n'est pas quelque chose qui va nous tomber dessus un jour ou l'autre, il faut le gérer ensemble dès maintenant", estime le fermier grec.

D'autres problèmes sont évoqués par les intervenants : la question du renouvellement des générations (très prégnante en France, où entre un tiers et la moitié des exploitants sont censés partir à la retraite dans les dix ans), avec, en filigrane, la question du foncier qui se pose avec acuité en Allemagne. "Les prix (de la terre) ont doublé voire triplé ces dernières années. Cela empêche les jeunes d'entrer. Ils n'arrivent pas à acquérir des terres, cela nuit à l'innovation et à la démocratisation du monde agricole", souligne Gesine Langlotz.

Tenir compte des enjeux économiques

Enfin, les accords commerciaux et la concurrence déloyale qui en résultent sont unanimement pointés du doigt. À tout cela, la politique agricole commune n'apporte pas de réponse. "On a des défis globalement très nombreux et communs à l'Union européenne. (…) La PAC ne permet pas de répondre à tous ces enjeux. Il y a assez légitimement un mal-être", affirme Aurélie Catallo, directrice Agriculture France à l'Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales). Autre cible souvent désignée ces derniers jours : le "Pacte vert" européen. La transformation vers une agriculture plus verte va dans le bon sens mais elle "a été mise en place trop vite", considère Panayiotis Kalfountzos, citant l'exemple des nouvelles normes sur les intrants (finalement retirées)… Mais pour Aurélie Catallo, on entend en France "des choses contradictoires", en incriminant tantôt le Pacte vert, tantôt les surtranspositions nationales. Or "ce volet agricole du Pacte vert ne s'est traduit pas aucune obligation, il n'est pas encore en vigueur et a été édulcoré", fait-elle valoir. Il ne faut pas y renoncer mais il va être nécessaire d'adopter une approche différente, en tenant compte des enjeux économiques, estime-elle : "Quelles sont les conditions de viabilité économique des fermes pour faire la transition écologique ? La question n'a pas été posée au moment du Pacte vert." L'Allemande Gesine Langlotz est sur la même longueur d'onde. Selon elle, "les ONG vertes et climatiques doivent totalement revoir leur récit. Il faut aussi mettre en avant l'économie afin de garantir sur des décennies cette transition économique".

Faire dialoguer les filières entre elles

Les agriculteurs aspirent à de véritables réponses structurelles. Or pour l'heure, le gouvernement français s'est cantonné à des mesures d'urgence, répondant aux principales revendications syndicales (du moins celles de la FNSEA). Pour Aurélie Catallo, il faut organiser "un débat public", pour "prendre le temps de mettre toutes les parties prenantes autour de la table et se mettre d'accord sur les conséquences économiques des efforts environnementaux demandés. Et décider de mesures d'accompagnement économique que la société est prête à concéder". Car "il n'y a à ce jour aucun compromis sur la vision souhaitable, y compris au sein de la profession agricole". Et entre les filières, notamment blé et légumineuses. "On demande de produire plus de légumineuses mais on ne pourra pas augmenter la surface agricole. L'une va donc devoir augmenter au détriment de l'autre", prend-elle pour exemple. "Si on fait plus de légumineuses, on fait moins de blé. Or, il n'y a jamais de dialogue entre ces filières." Pour Mathieu Courgeau, "la question des inégalités est au centre du débat. Les agriculteurs n'arrivent pas à vivre et les consommateurs n'arrivent pas à acheter. 18% des agriculteurs sont en dessous du seuil de pauvreté".