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Crise des "gilets jaunes" : l'exécutif suspend plusieurs mesures fiscales en espérant "l'apaisement"

Le Premier ministre a annoncé ce 4 décembre la suspension pour six mois de plusieurs mesures fiscales touchant la transition énergétique pour "ramener l'apaisement". Il n'a toutefois réussi à convaincre ni l'opposition, ni les protestataires, pas plus que les associations environnementales qui y voient une "mauvaise nouvelle" pour la planète.

Englué dans une crise qui a atteint un paroxysme samedi 1er décembre, l'exécutif a fait des concessions, espérant qu'elles suffiront à calmer la colère qui secoue le pays et suscite la stupeur dans le reste du monde depuis trois semaines. Un plan de sortie de crise a été acté lundi soir à l'Élysée lors d'une réunion interministérielle. Envoyé en première ligne, c'est le Premier ministre, Édouard Philippe, qui, dans une déclaration depuis l'hôtel Matignon ce 4 décembre, a décliné les trois mesures censées "ramener l'apaisement et la sérénité dans le pays". Cible de toutes les critiques depuis la première journée de mobilisation contre la hausse des taxes sur les carburants, le 17 novembre, Emmanuel Macron a, lui, brièvement reçu un "gilet jaune" à l'Élysée mardi.
"Cette colère, il faudrait être sourd ou aveugle pour ne pas l'entendre ou la voir, a déclaré Édouard Philippe. J'en mesure la force et la gravité. C'est la colère des Français qui sont dos au mur (…). Cette colère prend sa source dans une profonde injustice, celle de ne pas pouvoir vivre de son travail." "J'ai beaucoup consulté ces dernières semaines. J'ai écouté les Français et leurs représentants. J'en tire deux conclusions : les Français qui ont enfilé un gilet jaune aiment leur pays, ils veulent que les impôts baissent et que le travail paye. C'est aussi ce que nous voulons", a ajouté le Premier ministre. Mais "l'État est garant de l'ordre public" et "aucune taxe ne mérite de mettre en danger l'unité de la Nation", a-t-il souligné.

Moratoire sur la hausse de trois mesures de fiscalité énergétique

C'est donc "dans un souci d'apaisement" et pour répondre à "une demande exprimée par à peu près tous les interlocuteurs" qu'il a reçus ces derniers jours qu'a été décidée la suspension "pour une durée de six mois" de trois mesures fiscales qui devaient entrer en vigueur le 1er janvier. Au coeur des revendications des "gilets jaunes" depuis le début du mouvement, la hausse de la taxe carbone de trois centimes sur l'essence et de six centimes sur le diesel n'aura donc pas lieu dès le début de l'année. Le gouvernement renonce également pour la même durée à la convergence fiscale du diesel et de l'essence, c'est-à-dire à davantage taxer le diesel, jugé plus néfaste pour l'environnement, afin de le rendre plus onéreux que l'essence. Enfin, Édouard Philippe a suspendu une troisième mesure, elle aussi source de crispation : l'augmentation des taxes prévues sur le gazole non routier (GNR) utilisé notamment par les entreprises de travaux publics. Selon le gouvernement, ces hausses auraient dû rapporter trois milliards d'euros sur l'ensemble de l'année 2019 dans les caisses de l'État, soit un manque à gagner de 1,5 milliard pour le report de six mois. Ces mesures "ne s'appliqueront pas avant d'être débattues par toutes les parties prenantes" afin de trouver dans ce laps de temps "des mesures d'accompagnement justes et efficaces", a affirmé Édouard Philippe, assurant être prêt à "en tirer les conséquences" si ce n'est pas le cas.

Pas de hausse des tarifs réglementés du gaz et de l'électricité cet hiver

Le chef du gouvernement a aussi annoncé que les tarifs réglementés de l'électricité et du gaz ne bougeront pas jusqu'au 31 mars. Cette hausse inquiétait de nombreux ménages pour l'hiver 2019 : des associations de consommateurs avaient par exemple alerté la semaine dernière sur une probable augmentation de 8% à 10% du prix de l'électricité. Ce dernier est victime d'un mécanisme complexe de fixation, entre le tarif régulé et celui du marché de gros qui augmente depuis un an. Selon les associations, le surcoût pour les consommateurs d'électricité se serait élevé à 1,47 milliard pour la seule année 2019. La semaine dernière, le ministre de la Transition écologique, François de Rugy, avait évoqué la piste d'une baisse de la contribution au service public de l'électricité, une taxe servant notamment à couvrir les missions de service public assurées essentiellement par EDF. Pour le gaz, la taxe intérieure sur la consommation de gaz naturel (TICGN) devait augmenter de 22% au 1er janvier pour passer de 8,45 euros/MWh à 10,34 euros/MWh. Une hausse qui devait rapporter un milliard d'euros à l'État sur l'année.

Suspension du durcissement du contrôle technique des véhicules

Redouté par les "gilets jaunes" qui possèdent des voitures anciennes et en particulier des diesels, le durcissement du contrôle technique prévu pour janvier 2019 est lui aussi suspendu pour six mois. En mai, il avait déjà été alourdi avec notamment davantage de points de contrôle et plus de "défaillances" scrutées lors de l'examen du véhicule. Sa deuxième phase vise à faire sortir du parc automobile les véhicules diesel qui émettent le plus de particules. Mais selon des professionnels, certaines voitures récentes auraient pu elles aussi être victimes de cette nouvelle mouture. Édouard Philippe a affirmé souhaiter "trouver les justes adaptations" pendant la période de suspension.

Concertation à venir

Le Premier ministre a aussi apporté des précisions sur la concertation de trois mois annoncée le 27 novembre par Emmanuel Macron. Elle se déroulera donc du 15 décembre au 1er mars et ne devra "ressembler à aucune autre". "Nous travaillons pour trouver une organisation appropriée, qui permette à tous les Français qui le souhaitent de s’exprimer. En mobilisant les institutions qui sont les lieux naturels des concertations, en mobilisant les organisations syndicales et patronales, les ONG, les collectivités locales, les parlementaires ; en démultipliant les façons de participer : il faudra des réunions locales, des conférences nationales thématiques, des sites internet, des débats filmés", a détaillé Édouard Philippe. Et cette concertation devra "déboucher sur des traductions concrètes" pour le quotidien des Français, a-t-il soutenu.
"Il faut réfléchir ensemble au rythme de la transition écologique tout en maintenant son ambition", a aussi affirmé la chef du gouvernement, alors que la COP 24 s’est ouverte la veille à Katowice et que la France s’affiche comme "leader de l’ambition climatique en Europe". "Ces propositions, peut-être sont-elles insatisfaisantes et inadaptées. Les solutions doivent être différentes dans les grandes villes et les campagnes. Parlons-en, améliorons-les. Complétons-les. J’y suis prêt." Le Premier ministre s’est aussi montré favorable à l’ouverture d’un "large débat sur les impôts et les dépenses publiques". "Il faut plus de transparence", juge-t-il tout en prévenant : "Si les impôts baissent, il faudra que les dépenses baissent. (…) Il nous faudra débattre du juste niveau du service public dans les territoires."
Édouard Philippe doit s'exprimer une nouvelle fois ce mercredi à l'Assemblée, avant un débat suivi d'un vote qui n'engagera pas la responsabilité du gouvernement, tout comme jeudi au Sénat.

Poursuite des blocages

Selon les analystes, ces annonces représentent un recul pour Emmanuel Macron qui, depuis le début de son mandat, était déterminé à "garder le cap". "Depuis des mois, on se demandait qui réussirait à faire plier le gouvernement et le président. Et comme toujours, ce sera venu d'un mouvement que nul n'avait prédit", a commenté le directeur général adjoint d'OpinionWay, Bruno Jeanbart.
Pour autant, cela risque de ne pas suffire, même si des manifestants ont décidé de lever le blocage du dépôt pétrolier à Brest, jugeant "satisfaisantes" les concessions de l'exécutif. Ailleurs, les blocages continuaient et plusieurs stations-service étaient fermées pour rupture de carburant. "Le pouvoir essaie de nous endormir. Six mois, c'est rien. Ils font ça pour qu'on lève le camp et rentre chez nous mais on ne va pas bouger. On veut la démission de Macron et tout son gouvernement", affirme Lionel Rambeaux, un soudeur de 41 ans, sur un barrage au Mans.  "Ce sont des mesurettes. On attendait autre chose que des mesures symboliques pour faire baisser d'un palier la colère", soupire à ses côtés Marc Beaulaton, 59 ans, retraité d'EDF.
Ce moratoire "n'est pas suffisant", a expliqué à l'AFP Benjamin Cauchy, figure des "gilets jaunes" en Haute-Garonne. Après trois semaines de blocages et de manifestations violentes, "c'est une première étape", a-t-il salué. "C'est la preuve que lorsqu'il y a de la volonté politique, on peut écouter le peuple. Maintenant les Français ne veulent pas des miettes, ils veulent la baguette au complet". Il réclame "l'annulation des taxes sur le carburant". Et met en avant d'autres revendications du mouvement: "des États généraux de la fiscalité, de façon à remettre à plat les impôts en France" et "une revalorisation des salaires, des pensions d'invalidité et des retraites". "Nous attendons une nouvelle répartition des richesses en France", a-t-il résumé. Les "gilets jaunes" souhaitent également "la mise en place de la proportionnelle aux législatives et l'instauration de référendums réguliers sur les grands enjeux sociétaux", pour pallier un "manque de représentativité politique".
"Ce n'est pas du tout ce qu'on attendait", a regretté auprès de l'AFP Éric Drouet, l'un des membres historiques les plus connus des "gilets jaunes", appelant à une "revalorisation du Smic et au retour de l'ISF". Ce chauffeur routier de Melun appelle à "retourner à Paris" samedi, "près des lieux de pouvoir, les Champs-Élysées, l'Arc de Triomphe, Concorde". "Les gens sont de plus en plus motivés, ils s'organisent, nous serons encore plus nombreux", prédit-il.
"Les actions vont continuer. Globalement rien ne change", abonde à l'AFP Laure, gilet jaune de Bordeaux. "Ce ne sont que des suspensions de mesures qui auraient encore aggravé notre situation", ajoute celle qui gère la communication d'un groupe de "gilets jaunes" de la région bordelaise. Le moratoire, "c'est de la cacahuète", a réagi sur BFMTV Christophe Chalençon, figure du mouvement dans le Vaucluse. Il a réclamé "un geste très fort", avec une hausse du Smic "de suite, le pouvoir d'achat c'est pas dans trois mois que les gens le souhaitent." "Il y a une défiance envers le pouvoir politique, majeure", a-t-il ajouté, en réclamant "des représentants au niveau du gouvernement qui sont directement à notre image. Il faut arrêter avec ces énarques que l'on change comme des pions."

Insatisfaction des partis d'opposition et des associations

Même insatisfaction auprès des partis d'opposition. "Trop peu et trop tard", a résumé le vice-président Les Républicains, Damien Abad. "Rien pour améliorer les fins de mois, rien sur le Smic, rien sur les pensions, rien sur l'ISF", a dénoncé Ian Brossat, chef de file du PCF pour les européennes. La présidente du Rassemblement national Marine Le Pen a ironisé sur les six mois de moratoire, "sûrement un hasard", au bout desquels se tiendront les élections européennes. La France insoumise et le PCF envisagent toujours une motion de censure à laquelle pourrait se joindre le Parti socialiste.
Associations professionnelles ou environnementales, les défenseurs de la transition écologique ont pour leur part déploré l'annonce d'un moratoire sur la fiscalité des carburants qui constitue selon eux une "mauvaise nouvelle" pour la planète. Pour France Nature Environnement (FNE), c'est "une grave erreur", "une régression" qui sacrifie l'écologie sans répondre aux préoccupations sociales. "Les taxes écologiques ne représentent qu'entre 7 et 8% du prix des carburants et le pétrole va continuer à se raréfier donc son prix à augmenter. C'est encore l'écologie qui trinque... Renoncer à la taxe carbone ne permettra pas de résoudre les fins de mois difficiles", estime Michel Dubromel, le président de FNE, qui appelle à participer aux marches pour le climat prévues samedi dans plusieurs villes.
La Fondation pour la nature et l'homme redoute un "renoncement à l'écologie". "Conditionner, comme le fait le Premier ministre, le maintien de la fiscalité sur les pollutions à la réussite des concertations, sans mettre sur la table une révision plus large des priorités budgétaires du gouvernement, serait une impasse," met en garde l'ONG créée par Nicolas Hulot - l'ex-ministre qui doit s'exprimer sur RTL mardi en fin d'après-midi. Pour une "transition juste", les ONG appellent à appliquer le principe pollueur-payeur à tous, notamment au transport routier de marchandises partiellement exonéré de la taxe carbone. "2019 doit être l'année du début de la fin des privilèges accordés notamment au kérosène aérien", dit la FNH, qui appelle aussi à "un plan Marshall" (rénovation des logements, mobilités durables, etc).
Nicolas Garnier, délégué général de l'association Amorce, qui regroupe collectivités territoriales et entreprises, voit lui un moratoire "relativement massif" et "une mauvaise nouvelle". "J'espère que ce n'est qu'une suspension. Si elle est là pour refonder les règles (sur la fiscalité écologique, ndlr), alors cela peut avoir un sens", dit-il. Amorce plaide pour une affectation plus importante de la fiscalité environnementale à la transition écologique et aux territoires. En ce sens, il faut "reconstruire le logiciel", selon Nicolas Garnier.
 Du côté du Syndicat des énergies renouvelables (SER), Jean-Louis Bal juge que "ce n'est pas une bonne nouvelle pour l'environnement et la croissance de la chaleur renouvelable", qui entre en concurrence directe avec les énergies fossiles comme le fioul ou le gaz.

Appels à une nouvelle mobilisation samedi

Au vu de toutes ces réactions, la sortie de crise souhaitée par le gouvernement risque de mener tout droit dans une impasse. Partout en France, les appels à se mobiliser un quatrième samedi de suite ont été maintenus. Deux rencontres de Ligue 1 de football, PSG - Montpellier et Toulouse-Lyon, prévues samedi, ont déjà été reportées. 
Le gouvernement craint aussi une extension de la grogne à d'autres secteurs. Mardi, de nouveaux incidents ont éclaté devant des lycées de la région parisienne, et Marseille reste particulièrement touchée : sur 21 établissements perturbés, dix étaient en blocage total. Selon un conseiller de Matignon, il n'est "pas sûr que l'exécutif ait tout mis sur la table", gardant quelques cartouches au cas où la grogne perdure, comme la suppression anticipée de la taxe d'habitation.
En attendant, la justice continue à faire son travail, alors que 412 personnes avaient été interpellées samedi rien qu'à Paris. Treize personnes dont un mineur, soupçonnées d'avoir commis des dégradations à l'Arc de Triomphe, devaient être présentées mardi à un juge d'instruction en vue d'une éventuelle mise en examen. A Tarbes et à Narbonne, huit "gilets jaunes" ont été condamnés à des peines allant de trois mois à un an de prison ferme avec mandat de dépôt.

Gestion de l'ordre public

La gestion de l'ordre public reste au centre du débat politique. Déjà entendu lundi soir à l'Assemblée, le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner a été auditionné devant la commission des Lois du Sénat ce 4 décembre. Il a invité "les gilets jaunes raisonnables, ceux qui ne soutiennent pas l'action violente, à se désolidariser des extrêmes et à ne pas se rassembler à Paris samedi prochain". Il a également demandé aux "gilets jaunes" de ne pas se rassembler "dans les lieux qui ont fait l'objet de ces tensions que nous avons connues" le weekend dernier, faisant notamment référence à la préfecture du Puy-en-Velay en partie incendiée par des manifestants.
Évoquant la "dérive" du mouvement, le ministre de l'Intérieur a pointé du doigt les manifestants qui, le 1er décembre à Paris, ont décidé de ne pas défiler sur les Champs-Élysées, accessibles après fouilles et contrôles comme dans une "fan zone".  "Celles et ceux qui ont fait le choix de ne pas venir manifester pacifiquement sur les Champs-Élysées doivent assumer une co-responsabilité d'avoir été aux côtés des casseurs et d'avoir très souvent empêché nos forces de l'ordre d'agir", a-t-il tancé. Le ministre a en outre promis, en cas de nouvelles manifestations samedi des "gilets jaunes", des forces de l'ordre en nombre supérieur à celles mobilisées dans toute la France le 1er décembre, soit 65.000. Sans dévoiler les détails du dispositif, il a souligné travailler sur la "mobilité extrême" des casseurs, "l'appel croissant à la violence sur certains réseaux sociaux" et "l'impact" des annonces gouvernementales de mardi.

Les élus locaux appellent Emmanuel Macron à  "reconstruire le contrat social"

Les présidents de Régions de France, Hervé Morin, de l'Assemblée des départements de France (ADF), Dominique Bussereau, et de l'Association des maires de France (AMF), François Baroin, ont lancé ce 4 décembre un appel au chef de l'Etat à "reconstruire le contrat social" afin de sortir de la crise des "gilets jaunes".
Dans une tribune publiée par Paris Match, les trois élus se déclarent à la disposition d'Emmanuel Macron et de son gouvernement pour contribuer "au dialogue national" pour trouver "l'apaisement dont la France a besoin aujourd'hui". Les signataires appellent à "des gestes forts et immédiats, préalables à toute forme de discussion". "Le moratoire sur la hausse des taxes sur les carburants est un préalable indispensable mais n'est plus la seule réponse à la hauteur des enjeux", soulignent-ils en réclamant aussi "un moratoire absolu sur la fermeture des services publics dans tous les territoires".
Les trois élus souhaitent également "co-construire un nouveau contrat social adapté aux enjeux du monde actuel", qui passe par "un vrai partenariat avec les collectivités, les partenaires sociaux et tous les corps intermédiaires". Et ils demandent une nouvelle fois au gouvernement "d'engager une nouvelle et profonde étape de décentralisation".
La mise en place de ce nouveau contrat social passera, selon eux, par "une grande concertation, qui soit la plus décentralisée possible, pour laisser s'exprimer les colères et les attentes et pour construire (...) des propositions de solution adaptées à la réalité des territoires et aux aspirations des citoyens". Les signataires appellent enfin au "lancement immédiat d'un grand chantier sur la fiscalité écologique pour la rendre plus juste, plus efficace".

 

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