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Etats généraux de l'alimentation : les enjeux locaux masqués par la crise de l'agriculture

A l'exception des régions, les collectivités n'ont pas brillé par leur présence lors de la journée de lancement des états généraux de l'alimentation qui vont durer cinq mois. Cette journée a surtout été l'occasion de poser un diagnostic général de l'agriculture et de l'alimentation en France, avec en toile de fond une crise qui plonge de plus en plus de producteurs dans une situation extrêmement délicate. Les régions, elles, en ont profité pour demander de "renforcer la régionalisation des politiques agricoles et alimentaires pour créer et répartir la valeur, assurer la transition attendue des systèmes agricoles et alimentaires".

En 2016, un agriculteur sur deux percevait moins de 354 euros par mois, contre un sur trois un an plus tôt. Ces chiffres glaçants de la MSA (Mutualité sociale agricole) auront largement alimenté la journée de lancement des états généraux de l’alimentation, le 20 juillet - un événement voulu par le président de la République qui va se poursuivre pendant cinq mois. Quitte, aux yeux de certains, à faire passer au second plan l’autre volet de cette rencontre, à savoir une transition vers une alimentation plus saine, une agriculture plus durable. Il faut "permettre à chacun de vivre de son travail, dans un contexte où certains producteurs – agriculteurs comme dirigeants de TPE –  se trouvent dans des situations de très grande détresse", a ainsi martelé, en ouverture, le chef du gouvernement, Edouard Philippe, après avoir lu devant plus de 500 personnes le passage d’un livre de René Bazin au titre évocateur : "La terre qui meurt".
Derrière les revenus des agriculteurs, c’est la question de la fixation des prix qui a été posée et de la répartition de la valeur entre les producteurs, les transformateurs (les abattoirs notamment) et la distribution. "Je ne suis pas là pour désigner de coupable mais pour trouver des solutions", a insisté le Premier ministre, précisant que "l’Etat ne peut pas et ne doit pas se substituer au marché".
"Qui accepterait de travailler 70 heures pour 500 euros par mois ? Personne", a abondé le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, chef d’orchestre de ces états généraux, face à la presse. Stéphane Travert s’est posé en homme de "compromis" voulant "faire travailler les progressistes des deux rives à des solutions durables". Il s’agit selon lui de "trouver des accords gagnant-gagnant-gagnant, et de renforcer le triptyque producteurs, transformateurs, distributeurs". "Depuis trop longtemps, en France, nous sommes soumis à une forme de négociation sous contrainte qui se finit toujours quand un des acteurs se retrouve broyé par l'autre", a-t-il poursuivi.

"Sortir du dogme du prix bas"

A ce titre, Christine Avelin, directrice générale de FranceAgriMer (qui assure le secrétariat de l’Observatoire de la formation des prix et des marges), a pu apporter quelques précisions. Elle a tout d’abord souligné le contexte d’"extrême volatilité" des prix depuis une dizaine d’années. Elle a aussi insisté sur la forte dépendance vis-à-vis de certains marchés, avec l’impact de l’embargo russe de 2014 sur les fruits et légumes, le lait et le porc, les enjeux liés au Brexit (notamment pour les exportations de pêche) et les accords commerciaux, la dynamique de la demande chinoise, qu’elle soit en baisse (lait) ou en hausse (porc) et, enfin, la demande des pays du pourtour méditerranéen. Sur une dépense alimentaire de 100 euros, à peine 6,2 euros reviennent à l’agriculture aujourd’hui, a-t-elle illustré. Le reste se partage entre les importations, l’industrie agroalimentaire ou autre, la restauration, les services (comme le transport), les commerces et les taxes… "Nous sommes à un point de bascule. La part de l’agriculture est de 6,2 euros, elle était de plus de 7 l’an dernier et plus de 8 il y a deux ans", a réagi la nouvelle présidente de la FNSEA, Christiane Lambert, appelant à "un sursaut collectif" et à "sortir du dogme du prix bas". "La tendance déflationniste est tueuse de paysans", a-t-elle assené.
Sur la question des marges, les données de l’Observatoire montrent que les mesures prises par l’ancien ministre Stéphane Le Foll avec la nomination d’un médiateur n’ont pas eu les effets escomptés. Concernant le bœuf par exemple, la part du prix revenant au producteur (c’est-à-dire à l’entrée en abattoir) est passée de 49% à 46% entre 2015 et 2016, celle de la transformation a augmenté de 23 à 26% du prix final. La marge de la distribution est restée stable (28%). Pour le lait, c’est encore pire : la part du producteur est passée de 40 à 33%, celle de l’industrie de 42 à 46% et celle de la distribution de 18 à 21%.

Une grande loi sur les revenus des paysans

De quoi faire sortir les syndicats de leurs gonds. "On croit à la traçabilité intégrale de l’étiquette. Le consommateur, il faut lui dire la vérité, y compris sur les marges. Il y a 3,4 centimes d’euros de blé dans un euro de baguette (…). Nous sommes à genoux, comme après la guerre", a alerté Bernard Lannes, président de la Coordination rurale et céréalier dans le Gers.
Le porte-parole de la Confédération paysanne, Laurent Pinatel, a pour sa part appelé à "une grande loi sur les revenus des paysans". "Je ne crois pas au compromis là-dessus (…) Il va falloir qu’on partage un peu plus." La création de la valeur ajoutée implique selon lui une "montée en gamme". Christine Avelin a souligné l’importance d’une "recherche permanente d’adaptation aux demandes des consommateurs", à travers le bio, les labels, les indications géographiques, l’évolution des circuits de distribution... Elle a pris l’exemple du vignoble qui a perdu environ 450.000 hectares depuis 1975, mais au profit d’une montée en gamme...

Relocalisation

Si le gouvernement a pris soin de n’opposer personne - que ce soit dans la chaîne de valeur ou bien entre les différents modes de production -, plusieurs craintes ont été émises. "J'espère que ces états généraux ne vont pas être une opération pour justifier une vaste augmentation des prix", a commenté Alain Bazot, le président de l'UFC-Que Choisir. Il a aussi dénoncé le manque de place accordé aux autres thèmes des états généraux. "Je ne suis pas sûr que ces états généraux soient bien nommés, ce sont les états généraux de l’agriculture et de l’agroalimentaire. Sur les quatorze ateliers, seuls quatre sont consacrés à l’alimentation. J’espère que ce ne sera pas un malentendu pour les consommateurs."
"On n'arrivera pas à enclencher un changement de comportement sur la seule prise de conscience individuelle", a prévenu Nicolas Bricas, chercheur au Cirad, précisant qu'"à l’échelle de la planète, on produit environ 30% de plus que ce dont on a besoin pour se nourrir". Le chercheur a aussi souligné les enjeux de la relocalisation de la production, alors que le lien entre les "mangeurs" et les producteurs s’est distendu. Il a aussi montré les limites de l’agriculture urbaine. Une étude menée à Montpellier a montré que cela ne pouvait fonctionner que pour les légumes ou les œufs… Nicolas Bricas a ainsi invité à inventer de nouvelles formes de solidarité, évoquant l’exemple du contrat de solidarité qui lie Hanoï au Vietnam avec 52 provinces rurales.
Le directeur général de la Santé a émis une piste afin de mieux intégrer les enjeux de santé (sachant que 17% de la population est en situation de surpoids ou d'obésité) : qu’un comité interministériel pour la santé puisse se réunir autour de l’alimentation et qu’il soit l’occasion d’un rapprochement entre le PNA (Programme national pour l’alimentation) et le PNSS (Plan national nutrition santé). "Ce serait un beau projet pour ces états généraux que d’être le berceau de ce CIS", a-t-il déclaré.
Alors que lors d’un déplacement à Limoges le 9 juin, Emmanuel Macron avait fixé des objectifs ambitieux en termes d’approvisionnement local, notamment dans la restauration collective, le rôle des collectivités a été assez peu évoqué lors de cette journée, même s’il figure au cœur d’un certain nombre d’ateliers. Un manque que Jean-Pierre Raynaud, vice-président de la Nouvelle-Aquitaine et président de la commission Agriculture au sein de Régions de France, est venu compenser, soulignant un besoin de transition des systèmes. "Tout cela va se passer dans les territoires (…) Les régions seront très volontaires. Nous souhaitons être associées à tous les ateliers", a-t-il assuré. Dans un communiqué, les Régions de France ont appelé à "renforcer la régionalisation des politiques agricoles et alimentaires pour créer et répartir la valeur, assurer la transition attendue des systèmes agricoles et alimentaires".

Des mesures législatives ou règlementaires

D’autres critiques sont venues dénoncer l’absence d’Emmanuel Macron et de deux ministres (Agnès Buzyn et Bruno Le Maire) pourtant annoncés. Les états généraux ont versé dans le people quand Audrey Pulvar, la nouvelle présidente de la Fondation pour la nature et l’homme (ex-Fondation Hulot) s’est dite "très heureuse mais circonspecte" sur ces états généraux, réclamant au passage "une troisième phase beaucoup plus politique, d’engagement sur le temps long". "Que restera-t-il de cette ambition s'il ne reste qu'un agenda des solutions ?"
"Je m’inscris dans ce temps long", lui a répondu Stéphane Travert. Le ministre a assuré qu’Emmanuel Macron s’exprimerait à l’automne, au moment de la césure entre les deux chantiers (les 14 ateliers sont en effet organisés en deux salves : l’une de fin août à fin septembre, la seconde de fin août à fin novembre). Une restitution de ces états généraux (qui s’accompagne d’une consultation publique lancée le jour même sur la plateforme egalimentation.gouv.fr) aura lieu mi-décembre. Le ministre a aussi précisé à la presse que ces solutions pourraient se traduire par des mesures législatives ou règlementaires.
Nicolas Hulot, le ministre de la Transition écologique et solidaire, a estimé pour sa part que la restauration collective pouvait être un "levier fantastique" pour "permettre de changer d'échelle". Il s'est fait le chantre de l'agroécologie et de la permaculture. Le ministre a aussi "fait un rêve" : que "la règle d'or du XXIe siècle" soit d'"associer l'intelligence de l'homme avec l'intelligence de la nature".