"Exode métropolitain" : il y a loin de la coupe aux lèvres

Il faut "réinvestir le temps long", a plaidé la ministre Jacqueline Gourault, jeudi 3 février, à l'occasion d'un colloque sur "les nouveaux horizons de la cohésion des territoires". L'occasion de mettre en lumière le rôle de pivot des villes moyennes pour l'aménagement du territoire. Si d'aucuns, comme François Bayrou, le haut-commissaire au plan, voient dans les mouvements de population en cours l'amorce d'une "révolution", nombreux sont les chercheurs qui invitent à la prudence. Un leitmotiv revient cependant : le besoin d'une planification pour accompagner les grandes transitions à l'oeuvre.

"Nous avons vécu 40 ans de concentration urbaine, avec l’idée que les grandes métropoles étaient l'avenir des sociétés humaines. (…) Le Covid a brutalement renversé les points de vue. On s’est rendu compte que la vie dans les grandes agglomérations, les métropoles, avait beaucoup d’inconvénients, y compris sanitaires." En concluant, jeudi 3 février, le colloque sur "les nouveaux horizons de la cohésion des territoires" venu ponctuer un cycle de trois jours de conférences organisé par le ministère de la Cohésion des territoires et l’Agence nationale de cohésion du territoire (ANCT), le haut-commissaire au plan, François Bayrou, a apporté de l’eau au moulin aux contempteurs de la "métropolisation" qui a connu son acmé avec la loi de Maptam de 2014. Cet événement avait pour but de faire le point, avec un parterre de géographes, d’urbanistes et d’économistes (très peu d’élus en revanche) sur les "grandes transitions à l’œuvre" (télétravail, migrations résidentielles, changements d’habitudes de consommation…) et d’analyser leurs conséquences à moyen terme pour les politiques d’aménagement du territoire. Bref, remettre la prospective de l’ancienne Datar à l’honneur. Ce colloque avait pour toile de fond les deux récentes notes d’analyse commandées par la ministre de la Cohésion des territoires à France stratégie en septembre 2021, pour "objectiver" les tendances en cours, notamment l’idée que la France connaît actuellement un "moment villes moyennes" (voir notre article du 1er février 2022).

État jardinier

Ces villes "intermédiaires", qui n’avaient pas fait l’objet de politique publique spécifique depuis les "contrats de villes moyennes" des années 1970 ont reçu beaucoup d’attention ces dernières années, avec le programme de revitalisation Action cœur de ville, les Territoires d’industrie ou les Territoires d’innovation. À cet égard, ce colloque doit être vu comme un "jalon", a déclaré la ministre Jacqueline Gourault. "Il faut réarmer nos capacités prospectives, réinvestir le temps long", car le temps est venu selon elle d’écrire "un nouveau récit" territorial. On est passé de l’État "ingénieur" du temps de la Datar à l’État "juriste" des lois de décentralisation. Place à présent à "l’État jardinier", a-t-elle dit, filant la métaphore : "Maintenant que le sol a été bien travaillé, nous devons nous assurer que ce que nous avons semé donne de belles fleurs et de beaux fruits."

Les deux notes de France stratégie ont souligné le rôle essentiel des villes moyennes dans la structuration du pays. Elles sont même un "pilier durable de l’aménagement du territoire", a insisté Caroline Cayeux, présidente l’ANCT (qui pilote notamment le programme Action cœur de villes) et de l’association Villes de France. Or selon l'édile de Beauvais, "un mouvement de fond s’est amplifié depuis la crise". Les villes moyennes renouent avec l’attractivité. Et de rappeler les chiffres du dernier baromètre des territoires de l’été 2021 réalisé par l’Ifop (voir notre article du 9 juillet 2021) : "Un tiers des habitants des grandes villes envisagent de déménager, 87% des Français veulent vivre dans une ville moyenne plutôt que dans une métropole."

Censé incarner, à la tête de sa petite équipe "commando", le retour du Plan, François Bayrou se montre encore plus péremptoire : "On est devant une révolution, qui est exactement un basculement." "Les déplacements de population ne sont que le début de quelque chose", a-t-il assuré.

"Fatigue de la ville dense"

"Exode urbain", "revanche des villes moyennes"… Les formules marquant l’amorce d’un phénomène de "desserrement" des métropoles n’ont pas manqué ces derniers mois. Mais pour France stratégie la crise a plus été une "source d’accélération" que de "ruptures avec les trajectoires de la décennie passée". Que ce soit sur l’immobilier, l’emploi ou la démographie, elles présentent en effet une grande stabilité. Ces deux dernières années, elles ont connu une évolution du taux d’emploi légèrement supérieure aux métropoles, l’immobilier a été très soutenu et elles ont accueilli de nouveaux habitants. De plus, elles sont solidement équipées en services publics, jouant pleinement ce "rôle de pivot". Mais avec des situations assez contrastées, nuance France stratégie.

Alors que le même baromètre des territoires évaluait en 2020 un potentiel de 400.000 habitants des grandes villes prêts à déménager, la plupart des chercheurs présents lors du colloque se montrent prudents, sans pour autant nier une certaine "fatigue de la ville dense". D’abord parce que le desserrement semble davantage profiter aux couronnes des grandes villes, traduisant une poursuite de la périurbanisation.

"Désolé de vous décevoir, il n’y a pas d’exode urbain", a tranché la géographe Aurélie Delage, de l’université de Perpignan.  "La notion d’exode impliquerait un mouvement massif. Or il n’y a pas de déferlement de hordes d’urbains." D’ailleurs, une autre étude est venue étayer ces débats : un cahier sur les "transitions démographiques" émanant de l’Observatoire des territoires (il s’agit du premier d’une série de quatre cahiers qui étudieront les quatre grandes transitions en cours). Cette étude montre un vieillissement accéléré de la population le long de la "diagonale aride" (du Nord-Est aux Pyrénées) avec des "poches de vieillissement" le long du littoral générées par des "flux massifs de retraités" (avec une proportion des plus de 60 ans qui atteint 40% et plus). "Le nombre de départements en déprise n’a jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui (...). Les Français votent avec leurs pieds au moment de la retraite", a commenté François Philizot, président de l’Observatoire des territoires.

"Quelque chose se passe, mais ce n'est pas massif"

"Attention à ne pas vouloir un schéma simpliste, simplificateur", a aussi mis en garde l’économiste Olivier Bouba-Olga, détaché au pôle Datar de la région Nouvelle-Aquitaine. Dans ses derniers travaux, il a constaté un regain des inscriptions scolaires du premier degré au profit des communauté des communes (voir notre article du 14 janvier 2022). "Ces résultats valident l’hypothèse qu’on a quelque chose qui se passe". Mais "ce n’est pas massif", a-t-il aussitôt tempéré. Souvent ces mouvements résidentiels profitent à des communes proches des métropoles (Paris, Lyon, Bordeaux), mais pas toujours, certains vont "beaucoup plus loin". Autre remarque : les villes d’accueil sont souvent celles qui ont une forte proportion de "résidences secondaires".

Attention aussi à ne pas trop se focaliser sur le dynamisme du marché immobilier. Aurélie Delage a par exemple cité le cas de ces "Parisiens qui achètent sans visiter, sans même aller chercher les clés". Pur placement. Ce qui génère des "espoirs déçus", une "tension du marché immobilier", et va entraîner une "difficulté d’accès au logement des ménages précaires qui vont devoir se reporter à l’intérieur des terres". "C’est une importation des problématiques urbaines."

Les géographes mettent en garde contre les vues trop générales et invitent donc à des analyses de terrain. "L’arrivée de cinq personnes dans une commune de 100 habitants ne va pas être détectable. Mais ces cinq personnes là peuvent changer quelque chose", a aussi insisté Aurélie Delage. Les métropoles elles-mêmes comportent toutes des "campagnes urbaines". La métropole de Dijon est composée à 60% de campagnes, a pour sa part souligné la sociologue Marie-Christine Jaillet, responsable scientifique du programme Popsu Métropoles. "On n’est pas sur des questions villes-campagnes (…) On remarque plus une géographie des régions qu’une géographie villes-campagnes", a abondé Xavier Desjardins, géographe à Sorbonne université, s’interrogeant sur ce type d’opposition. "Comme si la France devait avoir le bon ratio." Selon lui les "mécontentements" sont plus catégoriels que géographiques.

Télétravail

Derrière ces nuances, c’est le "dogme de l’attractivité" qui est battu en brèche, avec son corollaire la "compétitivité des territoires". "Cette obsession de la compétition territoriale, il faudrait vraiment en sortir", a martelé Olivier Bouba-Olga.  Il n'y a pas de "revanche" donc mais plutôt des formes de coopération nouvelles à inventer. "La création de richesse et d’emplois se nourrit de la coopération entre les territoires et les acteurs. Il faut partir des besoins (services publics, mobilités, éducation, soins…)." Les territoires doivent se penser comme une "brique" d’un ensemble plus vaste.

Alors sans parler de "révolution" en cours ou de "changement de société", comme le fait François Bayrou, les chercheurs notent que le télétravail change la donne. "On a une expérimentation en temps réel. Passer de deux jours à trois jours peut changer beaucoup de choses", considère Olivier Bouba-Olga. Selon la géographe Magali Talandier, le potentiel est d’environ 30% des salariés. Mais "c’est quelque-chose d'extrêmement ségrégatif" car "ce sont en grande majorité des personnes de hauts niveaux de revenus qui peuvent télétravailler". Autant de "signaux sur lesquels les pouvoirs publics doivent être extrêmement attentifs".

Besoin d'une planification

L’arrivée de nouvelles populations questionne aussi la place de la maison individuelle, récemment pointée du doigt par la ministre du Logement, non sans "injonctions contradictoires", comme l’a souligné Marie-Christine Jaillet, "avec le retour à la densité, le zéro artificialisation nette et la politique du logement qui privilégie toujours l’accession à la propriété". La périurbanisation n’est pas que le résultat "d’effets contraints" mais "d’aspirations" des habitants. "Depuis quarante ans, malgré la lutte contre le mitage, l’étalement urbain, le retour à la densité, la périurbanisation a continué", a-t-elle fait observer.

Tous les intervenants ont aussi souligné le besoin d’une "planification" des grandes transitions à l'oeuvre et d’une "différenciation". Le "zéro artificialisation nette" ne doit pas s’appliquer de façon uniforme a plaidé Magali Talandier. "Il y a une opportunité de trouver une nouvelle fonction pour ces espaces grâce à la transition écologique, mais on n’a pas de vision claire, a déploré Xavier Desjardins. Quelle est la contribution spécifique de chaque partie dans des enjeux comme la transition écologique ? On n’a pas une carte qui dise où cela va se passer (...) Comment on rémunère ces territoires à faible densité de leur contribution [à la transition écologique] ?"