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La décentralisation de l'éducation : un rendez-vous manqué

Un récent travail universitaire revient sur quarante ans de décentralisation dans le domaine de l'éducation. Pour ses auteurs, le système actuel est source de tensions entre les acteurs, en particulier en raison du niveau insuffisant des dotations de l'État censées compenser les charges des collectivités. Il en résulte de nouvelles formes d'inégalités scolaires.

En dépit de l'ordre juridique actuel, et en particulier des lois de décentralisation et du partage des compétences qui en découle, l'État "reste le chef d’orchestre incontesté et sans doute incontestable de la politique scolaire". C'est ce qu'il ressort d'un rapport intitulé "Les politiques éducatives au prisme de la déconcentration et de la décentralisation", rédigé sous la direction de Pascale Bertoni et Raphaël Matta-Duvignau, de l'Université Paris-Saclay, et récemment publié par le Cnesco (Centre national d'étude des systèmes scolaires) dans le cadre d'une conférence portant sur la gouvernance des politiques éducatives.

Ce rapport présente un très grand intérêt pour qui a à cœur de comprendre l'organisation des politiques éducatives et notamment leur décentralisation. Il décrypte avec méthode les rouages d'une organisation complexe, en détaille toutes les sources et tous les acteurs, en particulier depuis les lois de décentralisation des années 1980 jusqu'à nos jours, depuis les premiers transferts de compétences jusqu'aux dernières expérimentations. Cantine et transports scolaires, gestion des bâtiments et des personnels, numérique éducatif, inclusion, éducation culturelle et artistique, et bien sûr carte scolaire : rien n'est laissé au hasard pour comprendre qui fait quoi et avec quels moyens, tant au plan financier que juridique. Car il s'agit bien ici d'un travail de juristes. À ce titre, les auteurs se tiennent le plus souvent à bonne distance d'autres types de considérations, allant même jusqu'à fustiger certains "truismes idéologiquement orientés" portés par des travaux sociologiques, par exemple à propos de la sectorisation.

"Zones de friction"

Le travail des chercheurs met en lumière les limites d'un modèle où, d'une part, les "zones de friction" entre les compétences locales et les compétences étatiques demeurent vivaces, et où, d'autre part, les actions territorialisées font courir le risque d'une rupture d'égalité.

Au-delà de l'analyse stricte des compétences de l'État, d'un côté, et des collectivités, de l'autre, les auteurs font d'abord valoir que parmi ces dernières, certaines revendiquent "un rôle concurrentiel avec l’État et plus seulement un rôle accessoire aux politiques scolaires". Un domaine illustre cette tendance : la "prise en charge pédagogique supplémentaire pour les élèves les plus défavorisés" afin de lutter contre l'échec scolaire. On notera au passage que cette participation des collectivités à ce qui était encore il y a peu une chasse gardée de l'État peut intervenir sous l'impulsion de celui-ci. On le voit, depuis la rentrée 2019, à travers la mise en place des cités éducatives. La question scolaire est ainsi devenue un enjeu majeur d’aménagement des territoires, et la qualité du service public de l’éducation constitue désormais pour les collectivités "un facteur important d’attractivité territoriale".

Pour les auteurs, cette volonté des collectivités s'inscrit dans un mouvement plus large de territorialisation des politiques scolaires conçue "comme un remède" à une centralisation qui, malgré sa promesse d'égalité, n’avait pas pu empêcher les inégalités scolaires "largement générées par l’uniformité".

"Verrouillage efficace"

Aussi est-ce sans surprise que l'on comprend au fil des pages que dans cet écheveau de relations complexes entre acteurs divers, c'est entre les services de l’État ou ses relais déconcentrés et les collectivités territoriales "que les tensions sont les plus fortes". Une idée résumée par la formule suivante : "Le retrait de l’État n’est que relatif et [il] reste présent dans une grande partie des compétences décentralisées."

Une première source de tensions apparaît dans les établissements publics locaux d’enseignement (EPLE, collèges et lycées), juridiquement autonomes, où exercent des agents mis à disposition par des collectivités tout aussi autonomes. Une situation qui provoque "une double autorité" et entraîne "un brouillage de la chaîne hiérarchique".

Une deuxième grande source de tensions découle des difficultés financières qu'éprouvent les collectivités pour assurer les compétences qui leur ont été transférées. Car les dotations budgétaires allouées à ces transferts, en théorie compensés, peinent à se pérenniser sur le long terme. Et le niveau des dépenses obligatoires des collectivités a été aggravé par de récentes réformes décidées par l’État, comme l’extension de l’obligation de l'instruction dès trois ans ou le dédoublement de certaines classes en zone d’éducation prioritaire. Même lorsque les dépenses sont facultatives, "les collectivités territoriales ne peuvent pas forcément s’y soustraire pour des raisons essentiellement politiques".

In fine, le "rôle de régulateur" de l'État, qui s'exprime par son pouvoir normatif et financier, lui permet "un verrouillage efficace du système éducatif".

"Forme de recentralisation"

La décentralisation en matière d'éducation a fait émerger deux paradoxes. Pour faire face à la baisse des dotations d’État et à l’expansion continue de leurs compétences, les collectivités ont parfois été amenées à mutualiser des charges de plus en plus lourdes avec d’autres collectivités. C'est par exemple le cas des regroupements pédagogiques intercommunaux (RPI) en zones rurales. Pour les auteurs "cette mutualisation peut s’apparenter à une forme de recentralisation, non pas vers l’État mais vers des structures intermédiaires".

Par ailleurs, alors que la décentralisation était "censée lutter contre les inégalités scolaires générées par un système éducatif trop uniforme", elle s’est heurtée très rapidement à une autre forme d’inégalité : la disparité de ressources financières entre collectivités. Les auteurs notent à titre d'exemple que "les coûts d'investissement et de fonctionnement de locaux et de cantines scolaires sont souvent disproportionnés par rapport aux moyens de beaucoup de communes rurales".

En conclusion, les auteurs remettent très largement en cause les effets de la décentralisation dans le champ de l'éducation. Non seulement ils en déplorent la forme, en pointant que l'autonomisation et plus largement les institutions locales "n’existent qu’avec l’accord de l’État". Mais aussi le fond en rappelant que les politiques publiques éducatives "oscillent ainsi en permanence entre un traitement uniforme au nom de l’égalité et un traitement différencié du territoire national au nom de l’efficacité". Ils invitent alors à chercher "dans les systèmes éducatifs étrangers" une meilleure réponse, tout en sous-entendant que ceux-ci ne seraient sans doute pas transposables dans notre tradition. Le débat reste ouvert…