La loi "narcotrafics" définitivement adoptée dans un contexte tendu
Au terme d'un parcours de près d'un an, les députés ont apporté le point final à la proposition de loi sénatoriale "visant à sortir la France du piège du narcotrafic", en votant à une large majorité, mardi 29 avril, la version de la commission mixte paritaire. Très attendu par les maires, le texte prévoit la possibilité pour les préfets de prononcer des fermetures adminsitratives contre les "blanchisseuses". Il ne va cependant pas jusqu'à donner cette faculté directement aux maires, comme les députés l'avaient envisagé.

© Capture vidéo Assemblée nationale/ Bruno Retailleau
La fin du parcours parlementaire de la proposition de loi "visant à sortir la France du piège du narcotrafic" aura été marquée par les quelque 65 attaques contre des prisons, véhicules et même domiciles d’agents pénitentiaires survenues il y a quelques jours. Attaques que le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau avait attribuées à des "narcoracailles". Terme déjà évoqué lors de la présentation du plan de lutte contre le narcotrafic en novembre, reprenant alors à son compte la proposition de loi sénatoriale des sénateurs Etienne Blanc (LR) et Jérôme Durain (PS) issue de leur commission d’enquête (voir notre article). "Ils [les narcoracailles] ne nous ont pas déclaré la guerre, mais c’est nous qui leur avons déclaré la guerre avec la loi narcotrafic. Nous allons pouvoir taper à leur portefeuille", avait déclaré le ministre le 17 avril.
Au lendemain du vote à l’unanimité du Sénat, l’Assemblée a définitivement adopté, mardi, à une très forte majorité (396 voix pour, 68 contre et 34 abstentions), la version arrêtée en commission mixte paritaire le 10 avril. Les députés ont repris en termes identiques les dispositions ajoutées la veille par les sénateurs à la demande du garde des Sceaux Gérald Darmanin, sur l’anonymisation des procédures concernant les agents pénitentiaires.
Vivement opposés à certaines mesures du texte jugées "liberticides", qu’ils entendent à présent contester devant le Conseil constitutionnel, les députés LFI ont déposé une motion de rejet préalable, largement rejetée.
Il aura donc fallu quasiment un an entre la présentation des propositions de la commission d’enquête en mai 2024 (voir notre article du 14 mai) et ce vote final. Sachant que la version initiale de la proposition de loi avait été déposée en juillet 2024 (voir notre article du 24 juillet 2024).
Fermeture des "blanchisseuses"
Ce texte est "puissant", il "n’est pas banal" et "il fera date", a martelé le ministre de l’Intérieur, mardi, en amont du vote. "Il est excessivement rare, y compris sous la Ve République, de faire aboutir des propositions de loi dans le domaine régalien, pour des sujets très importants, qui touchent au cœur du rôle de l’État", a-t-il souligné.
La mesure phare est la réorganisation de la lutte contre la criminalité organisée avec création d’un parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), compétent pour les affaires les plus graves (le "haut du spectre"), sur le modèle de la lutte antiterroriste, le regroupement des services d'enquête regroupés au sein d'un futur "état-major" interministériel basé à Nanterre (Hauts-de-Seine) et le renforcement du renseignement territorial en s’appuyant sur les 104 Cross (cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants). En second lieu, le texte cherche tout particulièrement à s’attaquer au blanchiment en permettant aux préfets de prononcer la fermeture administrative de commerces considérés comme des "blanchisseuses". Une mesure saluée par les maires, aux dires du ministre. "Dans une commune de l’Est, à Belfort, pour ne pas la nommer, le maire m’a dit que ces dernières années, il avait dû acheter plus de trente commerces pour éviter qu’ils tombent dans le blanchiment. Grâce à la nouvelle arme dont nous les doterons, les préfets pourront donc fermer beaucoup plus facilement ce type de commerce", s’est-il félicité. A noter en revanche, qu’en CMP, les parlementaires ont supprimé la possibilité pour les maires de prononcer eux-mêmes une fermeture administrative, pour un délai d’un mois maximum. Ils ont considéré que cette mesure risquait de les mettre en danger. Cette disposition avait été ajoutée par les députés RN lors de l’examen à l’Assemblée le mois dernier. Les maires resteront cependant bien "informés" par les préfets des fermetures administratives prononcées sur le territoire de leur commune.
Statu quo sur les messageries chiffrées
Les préfets pourront par ailleurs émettre une interdiction de paraître d’un mois maximum aux abords des points de deal. Et aussi "se substituer aux bailleurs sociaux et aux bailleurs privés dans les procédures d’expulsion, pour mettre dehors des trafiquants", a insisté Bruno Retailleau. "Vous savez, ces individus qui occupent parfois des logements sociaux et pourrissent la vie de tous les habitants d’une barre d’immeubles." "C’est sûrement le haut du spectre qui vit dans des logements sociaux", a rétorqué le député LFI Ugo Bernalicis (Nord). La mesure faisant partie des points qui devraient être contestés.
La possibilité pour les services de renseignement d’accéder aux messageries chiffrées comme WhatsApp, Signal ou Telegram n’a pas été réintroduite en CMP. Cette mesure, soutenue par le gouvernement, avait été supprimée en commission des Lois à l’Assemblée. "Il y a eu sur ce point un véritable consensus entre les rapporteurs et les membres de la CMP. Je persiste à penser qu’un tel sujet méritait beaucoup mieux qu’un amendement déposé en séance lors de l’examen du texte au Sénat", a déclaré le rapporteur PS Roger Vicot. "Il est techniquement impossible de garantir que seule la police puisse accéder à une porte dérobée", a argué, mardi, Telegram dont le patron Pavel Durov avait été placé en garde à vue pendant quatre jours en septembre, pour le manque de modération de sa messagerie. "Si les principales messageries chiffrées devenaient vulnérables, les criminels se tourneraient simplement vers des dizaines d’autres applications, plus petites et plus opaques, tout en utilisant des VPN pour brouiller les pistes", poursuit la messagerie. "Nous préférons quitter un pays plutôt que de compromettre la sécurité de nos utilisateurs en installant des portes dérobées", prévient Telegram, alors que la Commission européenne entend mener le combat. Dans le cadre de sa stratégie ProtectEU, dévoilée le 11 avril elle prévoit de "définir une feuille de route technologique sur le cryptage".
Un plan contre la corruption dans les zones portuaires
On notera enfin la création de nouveaux quartiers de haute sécurité en prison pour les narcotrafiquants les plus dangereux. Le placement sera limité à un an. Ce régime carcéral "fait peur aux narcotrafiquants. Il leur fait peur parce qu’il isole les détenus les plus dangereux du reste de la société", a soutenu le garde des Sceaux Gérald Darmanin qui en veut pour preuve la flambée de violence récente contre les prisons et les agents pénitentiaires.
La ministre chargée des Comptes publics Amélie de Montchalin a appelé pour sa part à "renforcer la lutte contre la corruption". "Avec Gérald Darmanin et Bruno Retailleau, nous travaillerons activement sur le sujet, afin de prévenir la corruption dans les zones portuaires et dans nos administrations", a-t-elle annoncé.
Reste à franchir le passage du Conseil constitutionnel avec les saisines des groupes LFI, Ecologistes et PS. "Cette proposition de loi, d’initiative socialiste, est attendue par les citoyens, les maires et les collectivités locales. Certes, elle n’est pas parfaite et certaines de ses dispositions soulèvent encore de nombreuses interrogations", a déclaré la députée PS Estelle Mercier (Meurthe-et-Moselle), renvoyant aux quartiers de haute sécurité. "Gageons donc que le Conseil constitutionnel reviendra sur les dispositions problématiques pour les libertés et les droits fondamentaux."