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L'expérimentation de la reconnaissance faciale sur l'espace public fait débat

Le gouvernement souhaite lancer rapidement des expérimentations sur l'usage de la reconnaissance faciale dans l'espace public. Des expérimentations jugées prématurées par certains, d'autres souhaitant même les interdire.

Dans une interview au Parisien en date du 24 décembre 2019, le secrétaire d’État chargé du numérique, Cédric O, a confirmé son souhait de lancer des expérimentations en matière de reconnaissance faciale sur l'espace public en 2020.  L'objectif de ces expérimentations serait "d'avoir des retours sur les différents cas d'usage et sur la performance réelle de cette technologie, ainsi que sur les questions qui se posent". A la différence des pilotes réalisés ces derniers mois, notamment lors du carnaval de Nice (voir notre article de février 2019), ces expérimentations pourraient durer entre six mois et un an et seraient opérées "sous la supervision de la société civile et des chercheurs". Menées en dérogation du RGPD – qui exige un consentement préalable et explicite des personnes – elles pourraient porter, en pratique, sur la reconnaissance automatique des visages filmés par des caméras de vidéosurveillance, l'identification d'un suspect ou encore le suivi des déplacements d’une personne dans l’espace public. 

Industriels contre défenseurs des libertés

Si les détails comme la nature précise des expérimentations ne sont pas encore connus, ces projets font d'ores et déjà polémique. D'un côté, elles sont très attendues des industriels – la France compte plusieurs fleurons mondiaux de la sécurité biométrique – qui s'inquiètent des "retards" pris par l'Hexagone dans ce domaine ; de l'autre, elles suscitent une levée de boucliers au nom de la défense des libertés. 80 organisations, parmi lesquelles la quadrature du Net, la Ligue des droits de l’Homme, le syndicat des avocats de France ou encore le syndicat de la magistrature ont signé une lettre commune le 19 décembre 2019 demandant l’interdiction pure et simple de tout "usage sécuritaire" de la reconnaissance faciale. Jugeant la technique "exceptionnellement invasive", "par essence disproportionnée", ils estiment qu'à plus ou moins court terme, elle induit "la surveillance permanente de l’espace public", "fait de nous une société de suspect·es" tout en "abolissant l’anonymat". Ils relativisent également le besoin d'expérimenter, la reconnaissance faciale étant déjà utilisée pour le contrôle aux frontières (système Parafe) ou dans le cadre du traitement des antécédents judiciaires (TAJ).

Moratoire et débat citoyen en préalable

D'autres voix appellent à un débat préalable aux expérimentations. C'est notamment le cas de la Cnil qui a demandé la fixation de "lignes rouges" (voir notre article  de novembre 2019), autrement dit l'établissement d'une liste de cas où la reconnaissance faciale serait explicitement interdite. Des limitations justifiées par les risques inhérents à cette technologie : possibilité de faux positifs (personnes identifiées à tort), biais sexistes ou raciaux, abondance des photos pouvant alimenter les algorithmes de reconnaissance faciale, caractère irrévocable des données biométriques ainsi collectées (à la différence des mots de passe). Des arguments repris par le député Philippe Latombe (Modem) dans une tribune publiée le 17 décembre dans Libération. S'inspirant des initiatives de plusieurs grandes villes américaines, le député demande la mise en place d’un "moratoire" sur tout usage de la reconnaissance faciale dans l'espace public, "jusqu’à ce que des garanties suffisantes soient établies en termes de sécurité et de libertés fondamentales". Un moratoire préalable aux expérimentations pendant lequel serait organisé un débat national, sur le modèle de ceux organisés sur la bioéthique ou le climat, censé permettre à "la société tout entière" de "décider en connaissance de cause, de l’utilisation de cette technologie dans notre quotidien".

Cédric O temporise sur l'application Alicem 

Alicem, application mobile portée par l'ANTS pour "simplifier" l'authentification forte sur les sites publics grâce à la reconnaissance faciale (notre article) a du plomb dans l'aile. Théoriquement, elle devait être proposée au grand public dès la fin 2019 après une phase de tests. Cédric O a déclaré qu'"aucune date de déploiement n'avait été validée", dans l'attente du rendu des travaux du conseil national du numérique et d'une mission parlementaire mandatés pour l'évaluer. Une solution certifiée d'authentification en ligne est cependant bien attendue pour la mi-2021, Alicem n'étant qu'une "préfiguration" du dispositif retenu.