Lutte contre le sans-abrisme : une proposition de loi au Sénat et un débat à l’Assemblée

Un décompte annuel des personnes sans abri pourrait être mis en place dans chaque commune, avec la généralisation de la "nuit de la solidarité" dans les villes de plus de 100.000 habitants, selon une proposition de loi devant être examinée ce 24 janvier 2024 au Sénat. Alors que le nom du ministre délégué en charge du logement n’est pas encore connu, Christophe Béchu a répondu le 17 janvier 2024 aux députés, en particulier de gauche, lors d’un débat sur le sans-abrisme. Il a été question en particulier d’immigration, avec d’une part Manuel Domergue de la Fondation Abbé Pierre considérant la restriction des régularisations comme le "verrou idéologique" de la politique du plan Logement d’abord et d’autre part le ministre de la Cohésion des territoires appelant au principe de réalité.

Une proposition de loi (PPL) "visant à mettre en place un décompte annuel des personnes sans abri dans chaque commune" doit être examinée au Sénat, ce 24 janvier 2024, en séance plénière. "Chaque commune collecte et transmet annuellement au représentant de l’État dans le département les données relatives au nombre de personnes sans abri sur son territoire", selon ce texte qui a été adopté le 17 janvier 2024 par la commission des affaires sociales du Sénat.

Un décompte annuel généralisé dans les villes de plus de 100.000 habitants

Pour les communes de plus de 100.000 habitants, le décompte des personnes sans abri serait effectué "une fois par an, de nuit et dans des conditions précisées par décret", par des travailleurs sociaux et des bénévoles. Il s’agirait d’une institutionnalisation de la "nuit de la solidarité", organisée depuis 2018 à l’initiative de la ville de Paris. "L'objectif est de compter à un instant T le nombre de personnes en situation de rue, n'ayant donc pas d'endroit où dormir pour la nuit ou étant installées dans des lieux impropres au sommeil : voiture, tente, hall d'immeubles... ", précise l’exposé des motifs de la PPL. Dans la capitale et dans une trentaine de communes d’Ile-de-France et dans d’autres villes en France (Rennes, Metz, Grenoble, Toulouse, Montpellier, Bordeaux, Nice…), cette "nuit de la solidarité" aura lieu cette année le 25 janvier 2024. En 2022 pour la première fois, "la nuit de la solidarité parisienne a été mutualisée avec la collecte Habitations mobiles et sans-abri (HMSA) de l'Insee, qui pour rappel se déroule tous les cinq ans dans le cadre du recensement de la population dans les communes de plus de 10.000 habitants", détaille l’exposé des motifs.  

Selon la PPL, ces décomptes seraient donc généralisés et coordonnés par les services de l’État chargés de la politique de prévention et de lutte contre le sans-abrisme, qui centraliseraient les données. Est également prévu un rapport annuel du gouvernement de synthèse de ces décomptes, "présentant les éléments de ce diagnostic et établissant une liste de recommandations de mesures à prendre, en termes de planification du développement de l’offre d’hébergement ou de logement adapté pour répondre aux défis constatés".

Des estimations : 330.000 personnes sans domicile et 40.000 sans abri

La prochaine grande enquête de l’Insee sur les personnes sans domicile "n’est prévue qu’en 2025", alors que la précédente "date de 2012", a déploré Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation Abbé Pierre. Ce dernier s’exprimait le 17 janvier 2024 à l’Assemblée nationale, lors d’un débat intitulé "Le sans-abrisme, réceptacle des échecs des politiques publiques ?" organisé à l’initiative du groupe Écologistes-Nupes.

"La Fondation Abbé Pierre estime à 330.000 le nombre de personnes sans domicile, c’est-à-dire, selon la définition de l’Insee, de personnes qui sont à la rue ou hébergées par l’État", alors qu’elles "n’étaient que 143.000" en 2012, a-t-il resitué. Le nombre de personnes sans-abri, "c’est-à-dire qui ont passé la nuit précédente à la rue ou dans un lieu qui n’est pas prévu pour l’habitation", était estimé à 40.000 par la Cour des comptes en 2019, après 12.000 comptabilisées par l’Insee en 2012. "La frontière entre sans-abri, sans domicile et mal logé est ténue", a rappelé Manuel Domergue, citant notamment les 100.000 personnes qui vivent, selon l’Insee, dans des habitations de fortune. 

Immigration et expulsions : deux "flux" qui "contrebalancent" le flux de l’accès au logement

Si "un effort inédit" a été réalisé en matière d’hébergement social (203.000 places, "soit le double d’il y a dix ans") et si 550.000 personnes "sont sorties de la rue et vivent dans des logements plus pérennes" du fait du plan Logement d’abord mis en œuvre par le gouvernement depuis 2017, "le nombre de personnes sans domicile augmente", souligne Manuel Domergue. "Un flux contrebalance le flux positif : celui des personnes qui perdent leur logement ou qui arrivent en France et ne peuvent s’y loger", explique-t-il. D’une part, "les arrivées sur le territoire ont indéniablement augmenté depuis 2015, en particulier celle de demandeurs d’asile, dont les deux tiers se retrouvent dans une situation administrative très précaire après avoir été déboutés". Pour le directeur des études de la Fondation Abbé Pierre, l’absence de régularisation massive est un "verrou idéologique" qui constitue le "point faible du plan Logement d’abord". D’autre part, l’autre "flux négatif" correspond aux expulsions locatives qui, au nombre de 17.500, ont "battu un record" en 2022.

"Pour dépasser les limites du plan Logement d’abord", Manuel Domergue appelle, outre à "régulariser davantage", à "augmenter les minima sociaux et [à] construire plus de logements, en particulier du logement social et très social" et à en attribuer davantage aux personnes sans domicile ("seuls 6% des HLM reviennent à une personne sans domicile", indique-t-il).

Loi immigration : quel impact sur l’hébergement social ?

Lors du débat, Eva Sas (Ecolo-Nupes) a mis en cause le gouvernement à plusieurs niveaux dans sa lutte contre le sans-abrisme : moyens jugés "très insuffisants" pour le plan Logement d’abord, "prise en charge très lacunaire des problèmes psychiatriques", "absence de suivi" des jeunes majeurs de l’aide sociale à l’enfance, "carences de la politique du logement" et "dans l’accueil des migrants".

Plusieurs autres députés ont déploré le fait qu’un ministre du Logement de plein exercice n’ait pas été nommé dans le gouvernement Attal et ont fait part de leurs inquiétudes sur les effets possibles de la loi "immigration" si elle était validée en l’état par le Conseil constitutionnel. Les échanges ont mis l’accent sur l’article 67 de cette loi, prévoyant qu’un étranger faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) ne peut bénéficier d’un hébergement social "que dans l’attente de son éloignement""Y a-t-il un délai maximal au-delà duquel les personnes concernées seront expulsées ? Au sein des hébergements d’urgence, les associations devront-elles procéder à des contrôles d’identité lorsqu’il fera - 5 degrés dehors ?", interroge notamment Cyrielle Chatelain (Ecolo-Nupes).

"Il n’y a pas de remise en cause de l’hébergement d’urgence : le code de l’action sociale et des familles continue de prévoir un accueil sans condition", assure Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. "C’est la façon dont les OQTF seront mises en œuvre qui modifiera la pratique en matière d’hébergement d’urgence, et non la rédaction que vous évoquez", ajoute-t-il un peu plus tard - une réponse jugée peu claire par les députés. Après avoir rappelé que "quelque 60% des personnes accueillies dans le parc d’hébergement d’urgence sont des étrangers qui ne sont ni régularisés ni expulsés", le ministre estime en tout cas nécessaire d’"affronter la réalité" qui "suppose que les arrivées sur notre territoire se fassent à un rythme permettant d’accueillir et d’intégrer les personnes en question".

120 millions d’euros supplémentaires : les collectivités invitées à proposer des partenariats

Questionné sur les 120 millions d’euros supplémentaires annoncés le 8 janvier par Patrice Vergriete, alors ministre délégué au Logement, pour "renforcer le système d'hébergement d'urgence" (voir notre article), Christophe Béchu confirme que cette rallonge sera inscrite dans un projet de loi de finances rectificative. "Ces 120 millions d’euros, il va maintenant falloir les territorialiser", indique le ministre, précisant qu’il s’agira de financer "la création de places d’hébergement d’urgence sous diverses formes, l’accès au logement dans les cas qui le nécessitent ou encore des dispositifs d’intermédiation locative" et cela "en ciblant spécifiquement les familles et les enfants". Les collectivités sont ainsi invitées à "proposer rapidement les dispositifs de partenariat qui permettront d’assurer" ces créations de places.