Mineurs non accompagnés : "Quelle que soit notre bonne volonté, on ne pourra pas faire face"

Fin 2023, plusieurs départements ont décidé de limiter l’accueil de mineurs non accompagnés (MNA), considérant qu’ils n’étaient plus en capacité de faire face à l’arrivée croissante de ces jeunes migrants. Mise à l’abri, évaluation de l’âge, accueil et accompagnement des jeunes protégés et suivi après 18 ans : la mobilisation de moyens financiers et humains est en effet conséquente, de l’ordre de 2 milliards d’euros par an pour les départements. Si ces derniers souhaitent continuer à mettre en œuvre cette politique, ils demandent un engagement bien plus fort de l’État et une solidarité à l’échelle européenne. C’est ce qu’a exposé Frédéric Bierry, président de la collectivité européenne d’Alsace et vice-président de Départements de France, lors d’une conférence de presse destinée à présenter le fonctionnement et les enjeux de l’accueil des MNA en protection de l’enfance. 

Lors d’une conférence de presse le 16 janvier 2023, Frédéric Bierry, président de la collectivité européenne d’Alsace (CEA) et vice-président de Départements de France, est revenu en détail sur la prise en charge des mineurs non accompagnés (MNA) dans son territoire et plus largement en France. Des associations ainsi que deux jeunes Afghans pris en charge en Alsace étaient présents pour apporter leurs témoignages.   

La CEA accueille aujourd’hui un peu plus de 900 MNA, c’est 200 de plus qu’il y a un an. Cette "forte augmentation" ne concerne pas seulement l’Alsace : "Mes collègues des départements se retrouvent dans la même situation", appuie Frédéric Bierry. À l’instar du Territoire de Belfort, qui a voté en septembre dernier le plafonnement du nombre de MNA accueillis. "Ce territoire est tout petit, comment voulez-vous qu’ils trouvent des solutions ?", interpelle le président de la CEA. Avant d’ajouter : "Il faut qu’on soit attentif au problème capacitaire."

Un budget en hausse de 20% entre 2018 et 2022

En novembre 2023, le département de l’Ain annonçait de son côté "une suspension temporaire d’au moins trois mois" de l’accueil des MNA, expliquant ne plus avoir de "solutions, ni temporaires, ni pérennes" pour prendre en charge ces jeunes. Saisi en référé par cinq associations d’aide aux migrants, le tribunal administratif de Lyon a suspendu fin décembre cette décision du conseil départemental de l’Ain, arguant la "particulière vulnérabilité" des MNA. Les départements de la Vienne, du Jura et du Vaucluse ont pris des décisions similaires, constatées en décembre "avec inquiétude et effarement" par un collectif d’associations (Aadjam, ADDE, Gisti, Infomie, LDH) s’apprêtant à déposer des recours et appelant les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités.

Mais pour les départements, la charge s’alourdit année après année, dans un contexte d’augmentation globale de l’activité en protection de l’enfance. Au niveau national, les départements dépensent de l’ordre de 2 milliards d’euros pour les MNA, un budget qui a augmenté "de près de 20% entre 2018 et 2022", indique Frédéric Bierry. "Selon les estimations, les départements auront accueilli 17.000 MNA supplémentaires sur le sol français en 2023 (ce qui porterait leur nombre à 44.000 sur le territoire)", selon Départements de France. "On craint que le phénomène ne cesse de s’amplifier. C’est bien que l’on assume cette mission, mais pour le compte de l’État. La charge financière devrait être assumée au titre de la solidarité nationale", rappelle le vice-président de Départements de France. Actuellement, la participation de l’État au coût total de la prise en charge des MNA est minoritaire (100 millions d’euros pour 2024, soit 5% du coût total).

Évaluation : "des moyens qu’on n’utilise pas pour s’occuper des mineurs"

Et le nombre croissant de MNA effectivement accueillis et accompagnés par l’aide sociale à l’enfance (ASE) du département (ou de la collectivité ayant les compétences d’un département) ne reflète pas la totalité de la charge pour la collectivité. Cette dernière doit auparavant assurer la mise à l’abri de la personne entrant sur le territoire et se déclarant mineure et conduire la phase d’évaluation permettant de déterminer si cette personne est bien mineure et isolée. Le recours à un tiers digne de confiance est encore peu développé, mais la CEA aimerait le développer, constatant notamment que 20% des MNA accueillis sur son territoire sont tunisiens.

Au niveau national, selon Départements de France, 65% des évaluations aboutissent à établir la majorité de la personne. "Ces moyens importants pour évaluer des personnes qui sont majeures sont autant de moyens qu’on n’utilise pas pour s’occuper des mineurs", regrette Frédéric Bierry. En Alsace, quand un jeune est reconnu MNA et entre dans le champ de la protection de l’enfance, il bénéficie d’un premier accueil d’un ou deux mois, le temps d’une évaluation de ses besoins socio-éducatifs permettant de lui offrir ensuite une solution adaptée : soit dans une "structure en semi-autonomie", soit dans un petit collectif avec un accompagnement important, soit dans une famille d’accueil. En tout, la collectivité compte 10 ETP pour l’évaluation et est en train de recruter quatre personnes supplémentaires.

Publié le 24 décembre 2023 au Journal officiel, un décret issu de la loi Taquet de 2022 prévoit "l'identification des besoins en santé" par le département de la personne accueillie et ce dès "l'accueil provisoire d'urgence" dont la durée est fixée à cinq jours. Frédéric Bierry ne voit pas comment un tel bilan de santé pourrait être effectué dans ces délais, quand la recherche d’une solution de mise à l’abri est déjà un défi pour les services du département. "Il faut faire attention à ne pas nous en rajouter tous les jours un peu plus. Quelle que soit notre bonne volonté, on ne pourra pas faire face", insiste le président de la CEA. Inscrite également dans la loi Taquet, l’interdiction à compter du 1er février 2024 d’héberger des jeunes de l’ASE dans un hôtel ne s’est d’ailleurs toujours pas concrétisée dans un décret. Sur ce sujet, Frédéric Bierry est réaliste : "Autant que faire se peut, on n’en veut pas. Mais à l’impossible nul n’est tenu et si on doit choisir entre mettre un jeune à la rue et l’héberger à l’hôtel…"

Une "volonté manifeste" de s’intégrer

D’autant qu’en Alsace, la collectivité continue à soutenir un jeune MNA qui atteint l’âge de 18 ans et qui n’a pas accès, comme un jeune Français, aux aides de droit commun. L’appui concerne en particulier la recherche d’un logement et l’obtention d’un titre de séjour pour permettre au jeune de conserver son emploi. "Quand on a investi trois ans, quatre ans, c’est quand même du gâchis que les jeunes se retrouvent ensuite dans l’impossibilité de travailler alors qu’ils s’étaient intégrés", estime Frédéric Bierry. Ce dernier souligne d’ailleurs une "volonté manifeste" des MNA d’apprendre le français, de se former, de trouver un emploi rapidement et de s’intégrer, cela "dans 90% des situations". A tel point que les services du département seraient régulièrement sollicités par des patrons cherchant à recruter des MNA comme apprentis.

La CEA est par ailleurs en train de mettre en place un parcours d’"accompagnement à la vie citoyenne" en quatre modules (les valeurs de la France, la place de la femme, la laïcité et l’Alsace) pour aider les MNA à "comprendre les codes pour s’établir sereinement", expose Nicolas Matt, vice-président. Pour ce dernier, il s’agit plus globalement pour la collectivité de "passer d’une politique de protection de l’enfance à une politique de promotion de la jeunesse".

La nécessité d’une solidarité à l’échelle européenne

Ainsi, pour Départements de France, la prise en charge des MNA par l’État "serait une erreur", car les départements ont "une expertise sur la protection de l’enfance", résume Frédéric Bierry. Il ajoute que, dans un contexte de tensions de recrutement très fortes, une répartition entre État et départements pourrait susciter une forme de concurrence au niveau du recrutement des éducateurs…

Face à un afflux de jeunes qui n’est déjà plus tenable dans nombre de départements, Frédéric Bierry en appelle à la responsabilité de l’État, mais également à la solidarité européenne. "À plusieurs reprises, l’Allemagne nous a déposé des jeunes… On récupère déjà des MNA d’autres départements, on ne va pas en plus récupérer les jeunes d’autres pays", alerte l’élu local, plaidant pour "une organisation à l’échelle européenne". En ce début d’année, les contours de la "mobilisation État-départements" pour la protection de l’enfance, promise par Élisabeth Borne en novembre dernier, devaient également être dévoilée… "On va remettre l’ouvrage sur le métier", conclut Frédéric Bierry, alors que le gouvernement Attal n’est pas encore au complet.