Cour des comptes - Politique de l'eau : aller vers une gouvernance plus conforme à la géographie

La politique de l'eau en France souffre d'une organisation complexe et incohérente, inadaptée aux enjeux de la gestion quantitative de la ressource, selon la Cour des comptes. Elle demande dans son rapport 2023 de la "clarifier" en suivant mieux la géographie de l'eau. Elle recommande ainsi de la structurer autour du périmètre des sous-bassins versants.

"L'efficacité de la politique de l'eau souffre de la complexité et du manque de lisibilité de son organisation, laquelle doit être structurée et clarifiée autour du périmètre des sous-bassins versants", résume la Cour des comptes dans un chapitre de son rapport annuel 2023, qui résulte d'une vaste enquête qu'elle a menée avec treize chambres régionales des comptes.

La thématique est particulièrement d'actualité : à la suite d'un hiver très sec, qui n'a pas permis de remplir les nappes phréatiques, plusieurs départements ont déjà déclenché des mesures précoces de restrictions d'eau. Mais elle n'est pas nouvelle. "L'insuffisance de la ressource et l'intensification des usages de l'eau, dont la consommation augmente dans de nombreux territoires depuis 2017, exacerbent les conflits d'usage", pointe la Cour.

"Organisation peu lisible" entre l'État et les collectivités territoriales

Elle centre sa critique sur "une organisation peu lisible" de la gestion de l'eau entre l'État et les collectivités territoriales. Si cette politique a une longue tradition de décentralisation - les communes ont la responsabilité d’approvisionner la population en eau potable depuis plus de deux siècles - , l’État y joue cependant un rôle important, en assurant notamment l’organisation et l’exercice de la police de l’eau, confié à ses services déconcentrés (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement et directions départementales des territoires) ainsi qu’à ceux de l’Office français de la biodiversité, rappellent les magistrats financiers.
"La cohérence de son action est toutefois altérée" par le fait que les trois ministères compétents (environnement, agriculture et santé) défendent des orientations différentes
- bon état des masses d'eau pour celui de la Transition écologique, ressources suffisantes pour arroser pour celui de l'Agriculture et qualité sanitaire de l'eau potable pour celui de la Santé - et que "leurs divergences n’ont jamais été véritablement surmontées", soulignent-ils. S'y ajoutent, comme priorités, les besoins de rafraîchissement des centrales électriques.

Par ailleurs, "l’inadéquation entre les circonscriptions administratives et la géographie des bassins et sous-bassins hydrographiques constitue une réalité incontournable, qui oblige l’État et les collectivités locales à mettre en place de nombreuses instances de coordination, relève la Cour. Cette nécessité accentue la complexité de la gouvernance de la politique de l’eau et ne facilite pas sa déclinaison sur le terrain, dans le cadre des schémas directeurs d’aménagement et de gestion de l’eau (Sdage)."

Faute de Sage, pas de mise en oeuvre concrète des orientations des Sdage...

Élaborés à l’échelle des bassins hydrographiques, les Sdage sont adoptés par les comités de bassin, au sein desquels toutes les parties prenantes sont représentées. Arrêtés par les préfets coordonnateurs de bassin, ils fixent les orientations qui doivent être mises en œuvre par périodes de six ans. Les agences de l’eau, établissements publics de l’État, financent de leur côté, avec les collectivités territoriales et les fonds européens, les programmes d’action qui concrétisent les orientations des Sdage. Elles assurent également le recouvrement des redevances dont l’assiette, le taux et le plafonnement du produit annuel sont votés par le Parlement. Malgré des tensions de plus en plus fortes, les Sdage et les programmes d’action qui les accompagnent, existent dans tous les bassins hydrographiques, constate la Cour.

En revanche, près de la moitié des sous-bassins hydrographiques ne sont pas couverts par un schéma d’aménagement et de gestion des eaux (Sage), dont l’élaboration conditionne pourtant la mise en œuvre concrète des orientations du Sdage. "Lorsqu’ils existent, le contenu de ces schémas n’est pas toujours satisfaisant en raison de leur durée moyenne d’élaboration, proche d’une dizaine d’années, de l’ancienneté des données sur lesquelles ils s’appuient et de l’absence d’objectifs de réduction des consommations d’eau", pointent les magistrats financiers. Selon eux, le transfert aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de la compétence de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (Gemapi) n’a pas amélioré la situation. "Les résistances à cette réforme ont en effet conduit à en reporter la mise en œuvre, notent-ils. De plus, comme le territoire des EPCI ne correspond pas non plus à celui des sous-bassins hydrographiques, la création d’établissements publics d’aménagement et de gestion de l’eau (Epage) ou d’établissement publics territoriaux de bassin (EPTB) est nécessaire pour qu’une politique cohérente puisse être menée à la bonne échelle, celle des sous-bassins hydrographiques. Il reste par ailleurs beaucoup à faire pour que cette organisation, qui doit être promue par l’administration de l’État, se déploie sur l’ensemble du territoire."

Des commissions locales de l'eau manquant de moyens

La mise en œuvre effective de la politique de gestion de l’eau suppose aussi l’adhésion de la population. Les commissions locales de l’eau, qui regroupent collectivités locales, usagers et administrations, sont le lieu d’exercice de cette démocratie. Or, souligne la Cour, elles n’ont pas toujours été constituées, notamment là où aucun schéma d’aménagement et de gestion des zones n’a été élaboré. "Les commissions locales de l’eau manquent en outre souvent de moyens pour exercer leurs missions, ce qui a conduit les juridictions financières à recommander de les adosser aux Epage ou aux EPTB, dans le respect de leur indépendance", souligne le rapport. Enfin, "pour garantir la cohérence entre la politique de l’eau et les politiques d’aménagement et de développement économique conduites localement", la Cour estime que les commissions locales de l’eau devraient être "consultées systématiquement" sur les principaux documents d’aménagement, les schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet), les schémas de cohérence territoriale (Scot) et les plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUi).

"Au total, conclut le rapport, l’intrication des responsabilités de l’État et des collectivités territoriales nuit à l’efficacité de la politique de gestion de l’eau. Sa mise en œuvre depuis 1964 a certes permis d’assurer l’alimentation en eau potable de la population et de réduire une partie de la pollution des milieux aquatiques, mais elle ne permettra pas d’atteindre l’objectif d’une restauration du bon état des masses d’eau en 2027, échéance fixée à l’échelle européenne. Cette imbrication ne permet pas non plus aux citoyens de comprendre facilement la répartition des rôles entre les décideurs." Selon les magistrats, "une décentralisation plus effective des compétences permettrait de renforcer la responsabilité des différents intervenants dans la gestion de cette politique publique essentielle et d’en améliorer l’intelligibilité pour le grand public."

Pour des Sage dans chaque sous-bassin versant

Elle adresse au ministère de l’Intérieur et des Outre-Mer et au ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires trois recommandations. La première consiste à promouvoir l’élaboration, à l'horizon 2024, de schémas d’aménagement et de gestion des eaux dans chaque sous-bassin versant - ces bassins élémentaires composent les bassins naturels qui reçoivent les eaux de pluie circulant naturellement vers un cours d'eau et ses affluents, ainsi que vers les nappes du sous-sol.

La Cour appelle aussi à constituer dans l'ensemble des territoires des établissements publics d’aménagement et de gestion de l’eau et des établissements publics territoriaux de bassin pour favoriser "une gestion intégrée de l’eau à l’échelle d’un sous-bassin versant ou d’un groupe cohérent de sous-bassins versants".

Enfin, elle propose d'adosser les commissions locales de l’eau aux établissements publics d’aménagement et de gestion de l’eau ou établissements publics territoriaux de bassin et de renforcer leur rôle, "tout en garantissant leurs moyens d’agir et leur indépendance".

Dans sa réponse, la Première ministre, Élisabeth Borne, admet que le système est "perfectible". "Je partage votre constat sur la nécessité de consolider la gouvernance territoriale de l'eau, à l'échelle des bassins versants, qui sont les périmètres pertinents de gestion de cette ressource", écrit-elle. La constitution d'établissements de bassin (…) rejoint l'action de l'État en la matière, notamment par le biais des stratégies d'organisation des compétences locales de l'eau (Socle) adossées aux Sdage." Reconnaissant que les Sage sont encore "insuffisamment déployés", la Première ministre estime que "ces démarches doivent se généraliser, en commençant par les territoires identifiés dans les Sdage 2022-2027 comme nécessitant des Sage prioritairement".