Pour des états généraux de la protection de l'enfance

Suite à une lettre ouverte portée par le groupe de gauche de Départements de France, une délégation d'élus départementaux a été reçue le 7 septembre par Charlotte Caubel, la secrétaire d'État chargée de la protection de l'enfance. La situation est selon eux critique, plus encore depuis la crise Covid, avec une forte hausse du nombre d'enfants pris en charge par les départements, et donc des budgets pour y faire face. La protection de l'enfance doit, disent-ils, rester une politique publique décentralisée, mais pouvoir s'appuyer davantage sur l'État, que ce soit côté santé, éducation ou justice. Charlotte Caubel s'est dite ouverte à leur idée d'états généraux de la protection de l'enfance, qui seraient dans un premier temps organisés à l'échelle des départements.

Le 30 août, vingt-cinq présidents de département emmenés par Jean-Luc Gleyze, président de la Gironde et président du groupe de gauche de Départements de France, publiaient dans la presse une lettre ouverte à l'attention de Charlotte Caubel, la secrétaire d'État chargée de l'enfance. À peine une semaine plus tard, jeudi 7 septembre, celle-ci recevait une délégation représentant ces élus qui avaient tenu à l'alerter sur la situation actuelle de la protection de l'enfance.

Les difficultés qui touchent le champ de la protection de l'enfance ne sont évidemment pas nouvelles. Elles se seraient toutefois multipliées et aggravées. Notamment parce que le nombre d'enfants confiés à l'aide sociale à l'enfance aurait sensiblement augmenté depuis la crise Covid. Y compris des cas particulièrement dramatiques ou complexes. La protection de l'enfance représente "un concentré d'une société en crise", résume Jean-Luc Gleyze. Et ces difficultés, expliquent les élus, résultent pour une bonne part de celles de l'ensemble de "l'écosystème" en lien avec l'enfance : l'Éducation nationale, la santé avec notamment la pédopsychiatrie, la justice, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ)… Car dans bien des cas, l'ASE intervient en bout de chaîne, lorsque la prévention, le repérage précoce, le "droit commun" ont failli.

La "justice est débordée", marquée par une pénurie d'effectifs, notamment de juges pour enfants, relate par exemple Dominique Versini, maire adjointe de Paris chargée de la protection de l’enfance, qui témoigne aussi du fait qu'"on ne compte que dix administrateurs ad hoc" pour la capitale. Or "nous, on exécute des décisions de justice", rappelle-t-elle.

Côté Éducation nationale, les élus départementaux évoquent entre autres une médecine scolaire exsangue, la suppression des Rased… mais aussi la question du handicap, lorsque le mot d'ordre de l'école inclusive s'avère inadapté à certains enfants. Et lorsque le manque de places en IME conduit ou maintient des enfants en placement ASE. Un problème loin d'être marginal. Ainsi, en Gironde, la protection de l'enfance prend actuellement en charge pas moins de 850 enfants ayant pourtant reçu une notification MDPH pour être accueillis en IME… mais n'y accédant pas faute de place (850 sur un total de 15.000 enfants relevant de l'ASE, dont 5.800 enfants placés). Avec des conséquences lourdes pour ces enfants, pour les personnels… et pour les finances du département.

Question de ressources

"Dans la plupart des départements, la protection de l'enfance représente aujourd'hui la première politique publique en termes de financements", indique Jean-Luc Gleyze, pour qui les départements ne peuvent assurer et financer seuls l'ensemble des missions. Cinderella Marchand, vice-présidente des Côtes-d’Armor, indique que dans son département, le budget dédié à la protection de l'enfance a crû de 30% depuis 2021. "En 2022 la dépense nette de protection de l’enfance a augmenté de 6,9% au niveau national, reposant principalement sur les finances des départements. Certains d’entre eux ont même augmenté leur budget dans ce domaine de près de 70% entre 2015 et 2023", relate d'ailleurs la lettre ouverte. Si les ressources des départements en 2021 et 2022, portées par le dynamisme de la TVA et de la CVAE "ont permis de faire face", l'affaiblissement de ces ressources fiscales représente cette année "un retournement" dont il va falloir tenir compte, ajoute Jean-Luc Chenut, le président de l'Ille-et-Vilaine.

À la question financière s'ajoute celle des ressources humaines, à l'heure de ce que Chaynesse Khirouni, présidente de Meurthe-et-Moselle, qualifie de "crise du travail social" : manque de personnels lié à un problème d'attractivité des métiers et à une "crise des vocations" (y compris pour les assistantes familiales), question de la formation et de la "culture professionnelle"… En matière de formation, Jean-Luc Gleyze, qui est aussi vice-président du Haut Conseil du travail social (haut conseil qui vient d'adopter et doit bientôt présenter son livre blanc), rappelle entre autres que les départements demandent à être associés à la conception des parcours de formation mis en place par les régions. Certains demandent aussi que les formations initiales soient sorties de Parcoursup afin, notamment, que les jeunes ne s'y retrouvent pas par défaut, situation générant abandons ou inadéquations.

Du fait de ces multiples manques de moyens, "on est tellement concentrés sur la gestion quotidienne que cela risque de se faire au détriment de la construction du projet pour l'enfant", reconnaît Jean-Luc Gleyze. Une forme de cercle vicieux en somme. Que l'on pourrait schématiser ainsi : faute de moyens, les départements sont contraints de resserrer leur action sur l'essentiel, voire sur l'urgence, alors même que c'est notamment par des politiques innovantes, notamment sur le front de la prévention, que de nouvelles marges de manœuvre pourraient voir le jour. Mais il faut pour cela du temps, des personnels compétents en nombre suffisant, des crédits à la hauteur…

Certes, les départements font en sorte de déployer de nouvelles pratiques (par exemple pour éviter "le tout placement"), de poursuivre la démarche des "1.000 premiers jours" dans le cadre de la contractualisation avec l'État, de renforcer les équipes d'Aemo (action éducative en milieu ouvert), de développer des formes de parrainage avec citoyens volontaires… et tentent de répondre aux enjeux spécifiques des publics pris en charge, depuis les pouponnières jusqu'aux jeunes majeurs.

Sur les jeunes majeurs, on connaît la question des "sorties sèches" de l'ASE, à laquelle la loi Taquet de février 2022 entendait apporter une réponse. "Avant même la loi Taquet, des choses ont été faites", précise Chaynesse Khirouni, ajoutant que dans son département, le contrat jeune majeur a même été étendu aux 21-25 ans.

Une politique décentralisée... mais en "coresponsabilité"

L'enjeu aujourd'hui, selon la délégation, ne serait donc pas de créer de nouvelles lois ou de nouveaux dispositifs, mais d'assurer "la capacité des départements à financer et mettre en œuvre les dispositions législatives existantes", dont cette loi Taquet.

Les élus continuent de plaider pour le maintien d'une approche décentralisée de la protection de l'enfance. "Il faut réaffirmer la nécessaire territorialisation de cette politique publique", insiste Chaynesse Khirouni. De toute façon, "l'État n'est pas en capacité de la reprendre", appuie Dominique Versini.

Ils rapportent avec satisfaction que Charlotte Caubel exclut toute recentralisation de la protection de l'enfance et partage la plupart des constats des départements, dont la nécessité de "consolider les partenariats", de parvenir à une "coresponsabilité", à "une bonne articulation avec l'État", que ce soit avec les ARS, l'Éducation nationale ou la justice. Sans oublier naturellement les associations.

En outre, la secrétaire d'État approuve la demande des élus signataires de la lettre ouverte : celle d'organiser en 2024 des états généraux de la protection de l'enfance. L'idée défendue par la délégation est d'organiser dans un premier temps ces états généraux "dans les départements", en y associant tous les acteurs, sous le pilotage de chaque président de département. Suivrait une séquence nationale à laquelle Charlotte Caubel serait prête à s'associer.

"Au delà d’un véritable outil de concertation permettant de dresser un état des lieux commun et d’identifier les éléments bloquants, ces états généraux doivent permettre de définir des objectifs partagés, et de garantir le plein exercice des responsabilités de tous les acteurs. Ils doivent aboutir à des actions concrètes, complétées par un calendrier et la perspective des moyens correspondants", résume la délégation. "Pas question d'en faire un comité Théodule, il s'agira d'aboutir à un document pouvant être déployé en fiches-action", insiste Jean-Luc Gleyze. Les autres élus ayant participé à la réunion abondent : "Ces états généraux doivent nous permettre d'évaluer la mise en œuvre des dispositions de la loi", mais aussi de "s'accorder sur ce qui doit être évalué et selon quels critères".

Pourquoi ne pas avoir associé l'ensemble de Départements de France à la démarche, celle d'une lettre ouverte et d'une demande de rendez-vous ministériel ? Il s'agissait simplement de "réagir vite", répond le président du groupe de gauche de l'association. S'il regrette que le sujet de la protection de l'enfance ne soit pas suffisamment débattu au sein de celle-ci, il estime que le diagnostic est globalement partagé par l'ensemble des présidents, quelle que soit leur couleur politique. Et pense qu'ils seront nombreux à adhérer à l'idée des états généraux. Le congrès de Départements de France qui aura lieu en octobre sera sans doute l'occasion d'aborder la question. Au fond, seul le sujet des mineurs non accompagnés (MNA) susciterait "un clivage avec la droite", sachant que pour les élus de gauche, la prise en charge des MNA "doit rester une compétence des départements".

 

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