Internet - Quelle parole numérique pour les personnes en situation de précarité ?
Les publics vulnérables utilisent aussi les technologies de l'information à partir de leur téléphone mobile ou d'un accès à internet fixe. Les pouvoirs publics ont pris conscience de l'importance de ces outils dans un contexte de précarité, mais la connaissance des besoins réels des personnes demeure en général incertaine. Une étude publiée par l'Agence nouvelle des solidarités actives tente de regarder de manière approfondie cette demande des plus vulnérables et d'apporter des éléments de réponse.
"Nous avons souhaité consulter les utilisateurs à petits revenus pour échanger sur leur utilisation du téléphone et d'internet et sur la pertinence des tarifs sociaux commercialisés", précisent les auteurs (1) en guise d'introduction. L'objectif étant de couvrir aussi bien les jeunes en difficulté, que les personnes en recherche d'emploi ou les plus de 60 ans et d'évaluer la qualité des offres sociales mises sur le marché... Ce travail résulte d'une démarche initiée en 2008 à partir d'expérimentations ("e-inclusion" dans l'Eure) et de la création plus récente d'un "think tank". La recherche qualitative a touché 80 personnes (de 16 à 76 ans) réparties dans dix groupes de travail sur toute la France et sur une période de quatre mois (fin 2011).
Des usages conformes à la moyenne des français
"La société nous pousse à avoir un mobile et internet, comme le passage du magnétoscope aux DVD... c'est de la vente forcée." Ces propos tenus par une jeune Montferrandaise confirment la valeur et l'importance qu'elle prête à ces outils vécus comme un passage obligé. Toutefois, si ce sentiment est assez communément partagé, il ne conduit pas à des usages spécifiques aux personnes à revenus modestes. "Les personnes en situation de précarité entretiennent le même rapport à l'outil que tout un chacun, elles l'utilisent pour les mêmes usages, se questionnent sur sa place dans la société et sont freinées par les mêmes craintes", soulignent les auteurs. Chez les personnes interrogées, on retrouve les mêmes types d'usages et les mêmes priorités que ceux présentés dans l'étude 2011 du Credoc ("Diffusion des TIC dans la société française") qui identifiait par catégorie les usages les plus courants : les offres d'emploi dans la vie professionnelle (25%), l'écoute de la musique en "streaming" dans les pratiques de loisirs (35%), les achats en ligne dans les pratiques de la vie quotidienne (48%), la recherche d'information dans les démarches administratives (51%), les appels via une box sur internet (58%) pour les pratiques de communication.
Des différences générationnelles
Quels que soient les publics interrogés, les usages sont majoritairement tournés vers la communication, les loisirs, la recherche d'emploi et l'administration en ligne. La différenciation apparaît plus générationnelle et l'étude permet d'approfondir les usages propres aux personnes rencontrées.
Les jeunes sont des "utilisateurs intensifs et quotidiens" du numérique. Plus de 70% déclarent se connecter à internet plusieurs fois par jour. Et l'usage du mobile devient déterminant : outre les fonctions de base (voix et SMS), il sert aux jeux, à l'envoi de vidéos, de photos, à accéder à internet, sans oublier l'envoi en nombre de SMS quotidiens depuis l'arrivée des forfaits illimités.
Les adultes rencontrés sont plus concentrés sur l'internet utile, pratique. Assez bien "équipés" - 80% disposent d'un ordinateur et 72% d'une connexion à internet, en majorité sur un service "quadruple play" - alors que les trois quarts d'entre eux se situent en dessous du seuil de pauvreté, ils sont plus concentrés sur la recherche d'un emploi ou les démarches administratives (déclaration trimestrielle de revenus pour le RSA, déclaration des impôts en ligne…). Ils reconnaissent la nécessité d'acquérir des compétences numériques pour progresser.
Les 60 ans et plus restent assez peu connectés. Toutefois, dix sur les seize personnes interrogées disposaient d'internet. Mais les deux tiers des personnes reconnaissent ne pas être à l'aise avec l'outil. L'usage est concentré sur la communication, le divertissement ou la recherche d'information. L'usage du téléphone est en revanche plus classique, le fixe est utilisé comme outil conversationnel illimité avec les proches ou l'administration et le mobile pour des appels internationaux (via l'utilisation de cartes prépayées) et des appels d'urgence. Aucun senior n'utilise les textos. Même s'ils en reçoivent, ils préfèrent rappeler.
Une double difficulté : l'absence de lisibilité et le prix
La grande majorité des personnes interrogées adopte une position critique sur les pratiques commerciales et les prix. Le manque de lisibilité sur la nature et la qualité des services offerts est préoccupant, notamment pour les offres téléphoniques sur mobile, jugées trop nombreuses et trop complexes. L'incertitude sur la protection des données personnelles inquiète les plus jeunes et les services après-vente sont toujours considérés comme une "galère". A côté de l'opacité, le coût des télécommunications est jugé excessif pour des revenus modestes. En moyenne, un abonnement au "triple play" et un forfait mobile de 25 euros reviennent à consacrer environ 8% du budget total aux télécommunications. Cette problématique de coût a conduit les participants, soit à s'endetter, soit à développer des stratégies de "moindre consommation", comme choisir entre le portable ou l'internet ou passer par le wifi gratuit. Les clauses contractuelles telles que l'engagement sur deux ans pour bénéficier de forfaits mobiles moins chers ou le paiement par prélèvement sont pénalisants pour ces publics souvent à la limite du découvert. Quant aux tarifs sociaux comme "Eco RSA", un marketing défaillant de la part des opérateurs les rend "un peu moins attractifs" que les "origami" et autres forfaits "relax" proposés par ailleurs de manière très promotionnelle. Sans compter la méconnaissance de certaines facilités comme le tarif social du fixe qui permet de s'abonner pour 6 euros au lieu de 16 euros et qui connaît une baisse d'abonnement aujourd'hui.
Les solutions demeurent limitées puisque l'accès reste pour l'essentiel une affaire de prix. L'agence insiste toutefois sur la diffusion d'une information plus transparente des offres pour mobiles et internet et des services qui leur sont associés. Elle préconise le renforcement des conseils aux consommateurs, l'introduction de critères plus qualitatifs dans les comparateurs d'offres, l'application plus étendue du droit des consommateurs et une promotion plus ciblée sur les offres sociales existantes. A l'adresse des collectivités locales, elle suggère un déploiement plus massif des accès wifi libres dans les lieux fréquentés par les publics en précarité (foyers de jeunes, centres d'hébergement), ainsi qu'un accompagnement des utilisateurs sur les usages, sur le repérage et l'orientation ainsi que sur l'utilisation de leurs données personnelles. Elle invite tous les acteurs à accentuer le travail de lobbying pour qu'existe une offre internet à 10 euros par mois.
Philippe Parmantier / EVS
(1) "Le numérique pour tous", équipe composée d'Antoine Yon, Sophie Lochet et Marion Liewig.