Zéro artificialisation nette : "Le coût de l’inaction sera très lourd"
"Planifier dans l’incertitude". C’est le thème retenu par la Fédération des Scot pour ses 17es rencontres nationales, qui se tiennent ces 15 et 16 juin à Nîmes, et qu’évoque avec nous Stella Gass, directrice de la fédération. Avec un leitmotiv : c’est précisément parce que les incertitudes sont grandes qu’il faut plus que jamais se donner un cap. Et vite !
Localtis - Dans le programme de vos prochaines rencontres, vous égrenez les nombreuses incertitudes auxquelles sont confrontés les élus locaux. L’une d’elle échappe toutefois à votre recensement : l’incertitude législative et règlementaire, pourtant plus que jamais d’actualité à l’heure où deux propositions de loi sur le "zéro artificialisation nette" (ZAN) sont en cours d’examen, et s’ignorent. Cela ne saurait être un oubli.
Stella Gass - Cette incertitude est évidemment grande et complique assurément la tâche sur le terrain. La plus importante difficulté tient à notre sens à la comptabilisation des grands projets, qui constitue le véritable angle mort de la loi. L’État semble penser que les élus locaux veulent se débarrasser du poids foncier de ces grands projets. Ce n’est pas le sujet. Juridiquement, il va bien falloir les traiter ! Les définir – quid des prisons ? des hôpitaux ? – et les affecter. Et l’on n’ose imaginer que l’État puisse vouloir s’affranchir lui-même de cette trajectoire du ZAN qu’il impose par ailleurs.
Cette difficulté est d’autant plus grande que les enveloppes de départ établies par le Cerema ne tiennent pas compte des grands projets non cadastrés – la grande majorité des grands projets, NDLR –, des énergies renouvelables, du bâti agricole qui se sont développés entre 2011 et 2021. Or il est évidemment indispensable de disposer d’un état des lieux complet. D’autant plus que si la loi dispose une réduction de l’artificialisation de moitié, elle n’en détermine pas la base !
Il n’en reste pas moins que la loi Climat est en l’état claire et précise sur l’objectif, et qu’aucune des deux propositions de loi n’entend le remettre en cause. Penser que la proposition de loi sénatoriale vise à déshabiller la loi est une mauvaise lecture. Certes, elle propose des ajustements pour clarifier les choses ou mieux outiller les collectivités. Mais l’ambition initiale reste intacte, et donc certaine. Cela nous force à ne plus perdre de temps pour la mettre en œuvre, et conjurer ainsi deux risques. Le premier, c’est celui des "coups partis". En s’y prenant trop tardivement, il n’y aura plus rien à répartir, parce que l’intégralité du foncier aura été consommé ! Depuis le coup d’envoi de la comptabilisation, 40.000 hectares l’ont déjà été ! Le second, c’est le risque de contentieux pour les collectivités qui n’auront pas respecté l’objectif. Soyons-en certains : les associations de défense de l’environnement, les riverains… n’hésiteront pas à se tourner vers les tribunaux.
La Fédération est donc défavorable à un report du calendrier ?
Nous ne sommes pas opposés au report de la date limite de révision des Sraddet, auquel l’Assemblée nationale semble plutôt favorable. De toute façon, il apparaît certain que le calendrier initial ne pourra être tenu, compte tenu des incertitudes qui planent encore, singulièrement sur le traitement des grands projets. Nous estimons en revanche que le calendrier doit être maintenu pour les SCoT et les PLU. Dans la mesure où l’on ne desserre pas la contrainte, donner davantage de temps n’est pas une bonne idée, puisque cela revient à laisser sans frein la consommation du foncier. Nous sommes évidemment conscients qu’il faut préserver le temps du dialogue sur le terrain, avec l’ensemble des acteurs, y compris d’ailleurs la population. Mais l’heure est plutôt à accélérer le tempo qu’à prendre son temps !
L’incertitude qui plane sur l’éventuelle instauration d’une "garantie rurale" ne constitue-t-elle pas un sérieux frein à l’action ?
Nous comprenons les inquiétudes du monde rural, mais nous ne pensons pas que cette solution soit appropriée. La solution doit se trouver dans la solidarité et la complémentarité, et pas à l’échelle d’une commune. Nous partageons l’idée d’une "garantie", mais sa déclinaison comptable, mécanique, nous paraît inadaptée. Donner 1 ha à toutes les communes rurales – ou 1%, le principe reste le même –, c’est entraver le développement d’une véritable stratégie territoriale. Il faut faire le pari de l’intelligence, en laissant les territoires s’organiser entre eux. Si l’on ajoute 22.000 hectares de garantie rurale aux 40.000 hectares déjà consommés, que restera-il pour conduire une véritable politique d’aménagement du territoire ?
Vous évoquez le retard pris pour réviser les Sraddet. Où en est-on aujourd’hui ?
Certaines régions ont bien avancé. C’est notamment le cas d’Auvergne-Rhône-Alpes, qui a déjà un projet d’arrêté, mais aussi de la Bretagne ou de Provence-Alpes-Côte d'Azur. C’est encore le cas de Nouvelle-Aquitaine, qui se refuse toutefois à avancer sur la territorialisation de l’objectif ZAN tant que l’État n’aura pas clarifié les choses. De manière générale, et d’après l’Agence nationale de la cohésion des territoires, la territorialisation de l’objectif de réduction de 50% de l’artificialisation passée se ferait a minima, dans une fourchette comprise entre 40 et 60%. On ne devrait pas assister à de grandes disparités territoriales. Autre constat, les régions auraient plutôt tendance à opérer un rééquilibrage au profit des zones rurales, qui se verraient octroyer proportionnellement davantage de foncier que les zones urbaines. Ce n’est pas sans logique, compte tenu de l’objectif de métropolisation, de maximisation urbaine porté par la loi Climat. Certaines régions conditionneraient toutefois ce rééquilibrage au respect d’un objectif de densification, que nous estimons bienvenu.
Parmi les sources d’incertitudes, vous mentionnez le vieillissement de la population. Elle apparaît pourtant relativement inéluctable, du moins dans les sociétés occidentales.
Le vieillissement est effectivement une certitude, et nous souhaitions précisément attirer l’attention sur cet angle mort des politiques publiques en France. Ce phénomène crucial nous semble aujourd’hui très mal intégré dans les stratégies territoriales, en dépit de ses conséquences, que ce soit dans le domaine des mobilités, du maillage des équipements de santé, etc. On ne mesure pas que le nombre de 75-85 ans devrait atteindre 6 millions d’habitants en 2030. Un habitant sur quatre aura plus de 65 ans en France en 2040 et le nombre des plus de 85 ans passera de 1,4 million aujourd’hui à 5 millions en 2060. C’est un défi colossal. Malheureusement, ce n'est pas le seul à relever.
À quels autres défis pensez-vous en particulier ?
Ils sont légion. Prenons l’exemple de la réindustrialisation et de la volonté de réaffirmer notre souveraineté. Quelles sont les filières à conforter ? Où doit-on les installer ? Sur ce sujet, je relève que le projet de loi Industrie verte fait beaucoup bondir les élus locaux, non sans raison. Alors qu’ils disposent des compétences aménagement, urbanisme et économie, on les déshabillerait au profit des préfets pour la délivrance des permis de construire des grands projets industriels ?
La mutation du commerce est également un sujet d’importance. La vacance augmente partout, y compris désormais dans les espaces périphériques (voir notre article). Alors que le e-commerce poursuit son accélération, que les achats de seconde main se développent – les Galeries Lafayette viennent d’ouvrir un rayon dédié –, il est certain que nous aurons trop de surfaces commerciales à l’avenir. Que devons-nous en faire ? Faudra-t-il renaturer les entrées de villes ? Les affecter aux activités économiques ? Les transformer en espaces multifonctionnels ?
Le président de la fédération des Scot, Michel Heinrich, souligne également l’incertitude de l’acceptabilité sociale des changements à venir. À en croire une récente enquête Ipsos conduite pour RTE (voir notre article du 7 juin), nos concitoyens ne semblent guère prêts à renoncer à la voiture, sans doute par contrainte, ou à la maison individuelles, davantage par aspiration. Et une étude de l’Ademe souligne que la préoccupation environnementale "se traduit encore timidement dans les comportements" chez les 15-25 ans. Comment "inverser la tendance" ?
L’enjeu est de savoir comment accompagner ces changements. Mais si le défi climatique est désormais bien cerné, qui parle du zéro artificialisation nette aux Français aujourd’hui ? Est-ce que l’État fait de la pédagogie sur cette question ? Malheureusement, on connaît la réponse. Il faut lui reconnaître le mérite d’avoir bousculé tout le monde dans ses certitudes en tirant brusquement le frein à main de l’artificialisation, en obligeant tout le monde à revoir ses positions, à remettre un modèle en question. Le problème n’est pas qu’il ait fixé l’objectif – c’est son rôle. En revanche, la réussite du ZAN ne pourra pas reposer sur un pilotage depuis Paris, mais bien sur la confiance que l’État accordera aux territoires pour la mettre en œuvre et sur les moyens idoines qu’il leur fournira. Sur ce sujet comme sur tant d’autres, les volets financier et fiscal font clairement défaut. Ils sont pourtant des éléments de bascule de modèle indispensables. C’est d’un État stratège dont nous avons besoin. Ce qui nécessite de sortir d’une organisation en silos.
Plus qu’à une organisation en silos, la difficulté ne tient-elle pas davantage à une certaine tendance à la schizophrénie, que le président de l’association des maires de France dénonce sous le vocable des "injonctions contradictoires" ?
Il est certain qu’un État stratège, c’est un État qui arbitre, hiérarchise, choisit, et donc renonce, ce qui n’est pas toujours son fort. Mais je crois également à la nécessité que l’on regarde, tous ensemble, les sujets avec une vision à 360°. Notre problème en France, c’est que nous souhaitons tous être des experts. Or cette expertise écrase toute vision transversale, pourtant indispensable. Il faut savoir relever la tête pour regarder l’ensemble du puzzle, et pas concentrer uniquement son attention sur l’une de ses pièces.
Sur l’affiche de votre manifestation, vous dépeignez un labyrinthe. Pour sortir de ce dédale, quel sera le fil d’Ariane des élus ?
Ce que l’on veut montrer avec ce labyrinthe, c’est qu’il n’y a pas qu’un chemin pour atteindre la sortie. Plusieurs trajets sont possibles, en fonction de son projet politique, qui est essentiel. Ce qui implique là encore de lever la tête et de la loi, et du quotidien, pour se donner un cap et tracer la voie que l’on souhaite emprunter. Le message à retenir, c’est précisément parce que les incertitudes sont nombreuses que la planification est indispensable. C’est le discours que portera notamment le général Vincent Desportes le 16 juin. Une chose est sûre : ici comme ailleurs, le coût de l’inaction sera très lourd.