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Commande publique - Conflit d'intérêt et marchés publics : l'ombre du doute

Alors que la directive Marchés publics est sur le point d'être transposée en droit français, et d'inscrire ainsi la définition du conflit d'intérêt dans un texte à valeur législative, deux affaires apportent un éclairage sur l'interprétation jurisprudentielle de cette notion.
La cour administrative d'appel de Paris puis le Conseil d'Etat ont en effet chacun rendu une décision à ce sujet. Les sages du Palais-Royal ont statué sur un litige, le 14 octobre dernier, portant sur un marché à bon de commandes visant la mise en place d'une carte dématérialisée destinée à remplacer les "chéquiers livres région" et les "chéquiers équipements des apprentis". Pour ce faire, la région Nord-Pas-de-Calais a lancé une procédure d'appel d'offres ouvert, lequel a été remporté par la SA Applicam au détriment de la société RevetSens. Cette dernière a alors saisi le juge du tribunal administratif de Lille d'un référé précontractuel en raison d'un possible conflit d'intérêt lié à la participation à la procédure d'un prestataire, ce dernier étant également un ancien dirigeant de la société attributaire. Chargé par la région d'une mission d'assistance à la maîtrise d'ouvrage, il avait participé non seulement à la rédaction du cahier des clauses techniques particulières (CCTP) mais aussi à l'analyse des offres.
Le juge de première instance a donné raison à la candidate évincée et a ainsi annulé la procédure de passation. L'entreprise attributaire et la personne publique se sont donc pourvues en cassation devant le Conseil d'Etat. La Haute Juridiction a alors dû déterminer si l'intervention du prestataire constituait un conflit d'intérêt justifiant l'annulation de la procédure.

Le doute seul suffit

S'il n'est pas nécessaire de prouver une partialité avérée, des éléments doivent être apportés de manière à créer un doute. Il faut en effet que les juges constatent que la personne en cause pouvait avoir des intérêts compromettant son impartialité et qu'elle ait été en mesure d'influer sur la procédure. Comme l'a précisé le rapporteur public au cours de la lecture de ses conclusions, il n'est pas exigé une absence totale de liens passés. Cela contreviendrait à la liberté d'exercice d'une activité professionnelle. En revanche, ces liens doivent être appréciés en fonction de leur nature, de leur intensité et de leur durée. La force de l'intérêt et le degré d'influence de la personne doivent aussi être pris en compte.
En l'espèce, le prestataire avait exercé des responsabilités importantes au sein de la SA Applicam. De plus, il avait quitté ses fonctions moins de deux ans avant le lancement de la procédure litigieuse. Ainsi, s'il n'est pas prouvé que l'intéressé détenait encore des intérêts dans l'entreprise, la situation "pouvait légitimement faire naître un doute [...] sur l'impartialité de la procédure".

La possibilité de lever ce doute par "toute mesure"

La région aurait toutefois pu se prémunir contre l'existence d'un tel doute en mettant en œuvre des mesures garantissant l'impartialité de la procédure. Le Conseil d'Etat a notamment repris la proposition de son rapporteur public, lequel faisait état de la possibilité de limiter l'action du prestataire à la rédaction du CCTP. Lors de l'audience, l'avocat de la SA Applicam avait cependant répliqué que la technicité des prestations objet du marché requérait le recours à un spécialiste pour l'analyse des offres ; or, la région ne disposait apparemment d'aucune autre personne capable de remplir ces fonctions. Les juges de cassation n'ont pas été sensibles à cette argumentation et ont annulé la procédure litigieuse.

Une définition européenne non encore applicable

En tout état de cause, l'arrêt du tribunal administratif de Lille devait être annulé en ce qu'il se fondait sur la directive de 2014 relative aux marchés publics pour définir le conflit d'intérêt. Même si cette définition rejoint sur le fond celle actuellement utilisée, elle ne pouvait être explicitement visée. La directive n'est en effet ni en vigueur, ni applicable, le délai de transposition n'étant à ce jour pas expiré. Le Conseil d'Etat a donc préféré se référer au principe d'impartialité pour arriver à la même solution.

Une solution similaire dans le cas de liens familiaux

La CAA de Paris a opté pour une approche similaire du conflit d'intérêt dans une affaire en date du 28 septembre 2015. La Cour a rappelé qu'un lien de parenté ne suffisait pas à qualifier un conflit d'intérêt. En l'espèce, le gérant d'une société candidate était le mari d'une conseillère municipale. Ce seul fait avait conduit au rejet de sa candidature, sans qu'il ne soit procédé à une analyse de son offre. De plus, l'élue n'avait pas siégé à la commission d'attribution des offres et n'avait donc pas pu exercer d'influence sur le choix de l'attributaire. La candidature de la société avait donc été rejetée à tort. Le choix du cocontractant ayant pu être affecté par ce rejet prématuré, le marché a été résilié.

L'Apasp

Références : CE, 14 octobre 2015, n°390968, CAA de Paris, 28 septembre 2015, n°14PA00462