Culture / Urbanisme - Droit moral de l'architecte et droit de propriété du maître d'ouvrage : qui doit l'emporter ?
Très favorable aux architectes (voir notre article ci-dessous du 12 juillet 2016), la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine (LCAP) a relancé - même si elle ne comporte pas de dispositions spécifiques sur ce point - l'attention portée par les architectes à leur droit moral sur les œuvres qu'ils ont créé. Une question écrite de Jean-Louis Masson, sénateur (non inscrit) de la Moselle, en donne un exemple. En l'espèce, le sénateur souhaite savoir si l'architecte à l'origine d'une école communale construite il y a une dizaine d'années et qui doit faire l'objet d'une restructuration "peut prétendre que cette école constitue son œuvre et [...] s'opposer à toute atteinte à son intégrité".
Des difficultés spécifiques
La réponse du ministère de l'Economie et des Finances reconnaît que "les œuvres architecturales soulèvent des difficultés spécifiques, le droit moral de l'architecte sur son œuvre devant être concilié avec le droit de propriété du maître de l'ouvrage et le caractère impératif des règles d'urbanisme". Plusieurs affaires récentes ont d'ailleurs défrayé la chronique, comme celle de l'immeuble Chemetov à Courcouronnes, en Essonne (voir ci-dessous nos articles de 2013).
La réponse ministérielle montre bien qu'il n'existe pas vraiment de position univoque et que tout est question d'appréciation. Elle reconnaît notamment que la jurisprudence "tente de rechercher un compromis entre la protection de l'œuvre et la nécessité d'adapter l'édifice face à des besoins spécifiques", dès lors que ce dernier a une vocation utilitaire.
Dans l'arrêt Bull du 7 janvier 1992, la Cour de cassation a ainsi estimé que "la vocation utilitaire du bâtiment commandé à un architecte interdit à celui-ci de prétendre imposer une intangibilité absolue de son œuvre, à laquelle son propriétaire est en droit d'apporter des modifications lorsque se révèle la nécessité de l'adapter à des besoins nouveaux".
La charge de la preuve incombe à la collectivité
Si l'intangibilité absolue est ainsi exclue (ce qu'a jugé la cour d'appel de Paris dans l'affaire de l'immeuble Chemetov), tout n'est pas possible pour autant. Dans un arrêt Brit Air du 11 juin 2009, la Cour de cassation a tenté d'aller plus loin en précisant qu'"attendu que la vocation utilitaire du bâtiment commandé à un architecte interdit à celui-ci de prétendre imposer une intangibilité absolue de son œuvre, à laquelle son propriétaire est en droit d'apporter des modifications lorsque se révèle la nécessité de l'adapter à des besoins nouveaux ; qu'il importe néanmoins pour préserver l'équilibre entre les prérogatives de l'auteur et celles du propriétaire, que ces modifications n'excèdent pas ce qui est strictement nécessaire et ne soient pas disproportionnées au but poursuivi". Les termes "strictement nécessaires" et "disproportionnées" laissent toutefois la place à des interprétations divergentes.
Dans un arrêt Agopyan du 11 septembre 2006, la justice administrative - concernée dans le cas d'espèce - semble donner une définition plus restrictive, en jugeant que des modifications à l'ouvrage ne peuvent être admises "que dans la seule mesure où celles-ci sont rendues strictement indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique, légitimés par les nécessités du service public et notamment la destination de l'ouvrage ou son adaptation à des besoins nouveaux".
En outre, la jurisprudence administrative sur cette question renverse la charge de la preuve : il appartient en effet à l'autorité administrative d'établir que la dénaturation apportée à l'œuvre de l'architecte est strictement indispensable par les impératifs dont elle se prévaut. Dans le cas évoqué par le sénateur de la Moselle, la réponse ministérielle précise que "l'école étant un ouvrage public construit pour les nécessités d'un service public, des travaux d'extension peuvent être valablement réalisés si les conditions jurisprudentielles citées ci-dessus sont réunies".
Référence : Sénat, question écrite n°01025 de Jean-Louis Masson, sénateur de la Moselle, et réponse du ministre de l'Economie et des Finances (JO Sénat du 26 octobre 2017).