Demandeurs d'asile - Le Conseil constitutionnel fragilise par avance une disposition de la loi Asile et immigration
Dans une décision QPC (question prioritaire de constitutionnalité) du 1er juin 2018, le Conseil constitutionnel censure la première phrase du paragraphe IV de l'article L.512-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda), dans sa rédaction résultant de la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France. Le Conseil était saisi notamment par Boubacar B. et la section française de l'Observatoire international des prisons, la Cimade et le Gisti.
72 heures, c'est trop court...
La phrase en question a pour effet de fixer à 72 heures le délai dont dispose le juge administratif pour se prononcer sur le recours déposé par un demandeur d'asile débouté pour contester une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Le demandeur ayant lui-même 48 heures pour introduire un recours contre une OQTF, le délai total est donc de cinq jours (48 heures + 72 heures) entre la notification de l'OQTF et la décision du juge administratif et, le cas échéant la mise en œuvre effective de cette obligation.
Les requérants faisaient valoir que ces dispositions méconnaissent les exigences du droit au recours juridictionnel effectif en laissant à l'étranger détenu et au juge des délais trop courts pour garantir le caractère effectif du recours contre une OQTF et l'exercice des droits de la défense.
Dans sa décision, le Conseil constitutionnel retient cet argument, en s'appuyant notamment sur le célèbre article 16 de la Déclaration de 1789 : "Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Or, avec ce délai de cinq jours, "l'étranger dispose [...] d'un délai particulièrement bref pour exposer au juge ses arguments et réunir les preuves au soutien de ceux-ci".
La décision du Conseil relève aussi que l'administration peut notifier à l'étranger détenu une obligation de quitter le territoire français sans attendre les derniers temps de la détention, dès lors que cette mesure peut être exécutée tant qu'elle n'a pas été abrogée ou retirée. Elle peut donc, lorsque la durée de la détention le permet, procéder à cette notification suffisamment tôt au cours de l'incarcération tout en reportant son exécution à la fin de celle-ci. Dès lors, "en enserrant dans un délai maximal de cinq jours le temps global imparti à l'étranger détenu afin de former son recours et au juge afin de statuer sur celui-ci, les dispositions contestées, qui s'appliquent quelle que soit la durée de la détention, n'opèrent pas une conciliation équilibrée entre le droit au recours juridictionnel effectif et l'objectif poursuivi par le législateur d'éviter le placement de l'étranger en rétention administrative à l'issue de sa détention".
... mais 96 heures, est-ce vraiment mieux ?
La déclaration d'inconstitutionnalité prend effet à la date de publication de la décision (soit le 2 juin 2018) et elle est applicable à toutes les instances non jugées définitivement à cette date.
Le problème est que le projet de loi "pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie", adopté en première lecture par l'Assemblée nationale le 22 avril dernier (voir notre article ci-dessous du 23 avril 2018), modifie la durée censurée par le Conseil constitutionnel. Dans le texte initial adopté par le conseil des ministres, l'article 12 du projet de loi prévoyait déjà de faire passer le délai laissé au juge administratif de 72 à 96 heures, soit quatre jours (voir notre article ci-dessous du 26 février 2018). L'argument avancé par l'exposé des motifs était un souci de mise "en cohérence avec la modification du délai accordé au juge des libertés et de la détention pour statuer sur la prolongation de la rétention", prévue à l’article 16 du projet de loi.
Mais, à l'occasion de l'examen du texte devant l'Assemblée, le gouvernement a introduit et fait adopter un amendement qui porte finalement ce délai à 144 heures. L'argument avancé est un "risque d’enchevêtrement des procédures contentieuses".
En effet, le juge des libertés et de la détention est appelé à se prononcer dans les 48 heures de sa saisine, celle-ci intervenant dans les premières 48 heures de la rétention, soit dans un délai maximal de 96 heures, équivalent à celui ouvert au juge administratif. C’est pourquoi l'amendement porte le délai de jugement du tribunal administratif à 144 heures suivant la notification par le préfet au tribunal de la décision de placement en rétention (voir notre article ci-dessous du 23 avril 2018). Comme le précise l'exposé des motifs de l'amendement, ce délai de 144 heures "correspond très exactement au délai de 96 heures suivant l’expiration du délai de recours de 48 heures - soit au total 144 heures - prévu lorsque le placement en rétention est notifié en même temps que l’obligation de quitter le territoire français".
La décision QPC du Conseil constitutionnel ne précise pas ce que devrait être des délais conformes à l'esprit de l'article 16 de la Déclaration de 1789. Mais rien ne dit que, face un nouveau recours (recours sur la loi avant promulgation ou nouvelle QPC), le Conseil constitutionnel se satisfera de ce délai de 96 heures, qui peut en outre être réduit de fait en cas de chevauchement avec une éventuelle procédure devant le juge des libertés et de la détention.
L'article 12 apparaît donc sérieusement fragilisé avant même d'être définitivement adopté. L'enjeu est d'autant plus important que l'article 11 crée deux dispositifs similaires à l'OQTF : l'interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) et l'interdiction de circuler sur le territoire français (ICTF). Un début de réponse pourrait venir à l'occasion de l'examen du texte au Senat, prévu du 19 au 26 juin.
Références : Conseil constitutionnel, question prioritaire de constitutionnalité (QPC) n°2018-709 du 1er juin 2018 (Journal officiel du 2 juin 2018).