Les intercommunalités au défi de la "décarbonation" pour surmonter les crises

Pour Jean-Marc Jancovici, qui intervenait devant les présidents d'agglomération, mercredi 21 mai, la décarbonation va s'imposer d'elle-même avec le pic de production à venir des énergies fossiles. Alors autant anticiper dès à présent. Un besoin d'anticipation et de planification qui se pose aussi dans un contexte économique international de plus en plus instable.

"La désindustrialisation est déjà une conséquence de la patrouille qui nous rattrape." Pour le président du cercle de réflexion Shift Project, Jean-Marc Jancovici, la situation économique est avant tout le reflet des flux énergétiques. Et, mauvaise nouvelle pour l’Europe, la source se tarit, indépendamment même du contexte de la guerre en Ukraine. C’est le message qu’il a fait passer aux présidents d’agglomération réunis le 21 mai dans les locaux d’Intercommunalités de France autour du thème "Les territoires face aux crises". Pour le polytechnicien, il y a tendance, surtout en France, à réduire le débat sur l’énergie à l’électricité. Si la production d’énergie hexagonale tourne autour de 681 Twh (essentiellement grâce à l’électricité), le pays en importe près du double (1.195 twh) et à 99% de source fossile (gaz, charbon, pétrole…). Or "après 2030, la production de pétrole devrait baisser dans le monde. Quinze ans après le pic de production, que va-t-il rester à l’Europe ? Quinze ans, c’est court au regard d’une vie humaine, c’est trois mandats", assène-t-il aux élus.

Écarts grandissants

Le pic de production du pétrole conventionnel (tout ce qui ne provient pas des sables bitumineux ou du pétrole de schiste) a déjà eu lieu en 2008, a-t-il rappelé. La production de charbon européen baisse depuis les années 1980 et le gaz en provenance d’Europe du Nord depuis 2005. Conséquence :  l’Europe, qui importe 97% de son pétrole, est déjà sous contrainte. La production industrielle y est en baisse depuis 2007 et si la construction se porte mal, "ce n’est pas le fait du hasard"… Cette contrainte se traduit déjà dans les urnes ou dans la rue. "20% des gagnants de la mondialisation ne subissent pas cette baisse, ce sont essentiellement les cadres urbains et assimilés." À côté de cela, "les écarts grandissent" et "on est en train de voir apparaître exactement les mêmes situations dans les autres pays européens", constate l’expert. Alors pour "réindustrialiser la France, il va falloir plus d’électricité décarbonée" et surtout de l’électricité "pilotable" car "on est habitué à vivre dans une société totalement contrôlée, totalement pilotable". En clair, les trains doivent partir à l’heure et ne peuvent dépendre du régime des vents ou du soleil… Une façon, pour celui est souvent catalogué "pro-nucléaire", de pointer les limites de l’éolien et du solaire. Mais alors que la construction de réacteurs mettra des années, la solution peut venir de la biomasse. Seulement, celle-ci engendre des "compétitions d’usage", le sol et les ressources n’étant pas illimités. Ce qui doit conduire à arbitrer entre l’alimentation, le bois matériau, l’énergie, la biodiversité… le tout sous pression du changement climatique, des incendies, des sécheresses à répétition, de l’apparition de champignons pathogènes… Il faudra aussi savoir quoi favoriser entre les voitures électriques, les datacenters, l’hydrogène, le chauffage. Bref, les élus vont au-devant d'équations particulièrement complexes.

Compétitions d'usages

"Il faut s’accaparer sérieusement ces compétitions d’usage, sinon ça va mal se passer (…) Il faut que les choses soient désirables pour la population", insiste Jean-Marc Jancovici dont les propos sur le nombre de vols autorisés dans une vie ont parfois choqué. Il se dit favorable à une régulation des prix de l’énergie qui aujourd’hui ne dépendent pas de la production et à une dose de "protectionnisme aux frontières", en passant du prix au "qualité-prix".

Pour résoudre cette équation, la décarbonation doit être une approche "holistique", un "programme politique d’ensemble", plaide-t-il. Or, selon Boris Ravignon, président d’Ardenne métropole, l’exercice de panification écologique a été tout bonnement "arrêté". L’élu regrette aussi le choix d’une planification régionale alors que de nombreux sujets (mobilités urbaines, énergie, déchets, foncier…) sont "gérés au niveau des intercommunalités".

L’autre sujet d'inquiétude des intercommunalités est la dégradation du contexte international, marqué récemment par le retour aux manettes de Donald Trump et sa politique tarifaire. Même si celle-ci n’est que la continuation par d’autres moyens de celle de son prédécesseur Joe Biden, avec l’IRA (Inflation Reduction Act), dont l’objectif était bel et bien d’aspirer l’industrie européenne. "La politique radicale de Trump accentue un processus de dégradation largement amorcé", estime ainsi Arnaud Brennetot, professeur à l’université Rouen Normandie. 

Plus de coopération

Créé en 2020 au moment de la crise sanitaire, l’Observatoire des impacts territoriaux des crises s’est penché sur les conséquences que pourraient avoir les droits de douane américains en France. Les cinq départements qui exportent le plus vers les États-Unis sur les cinq derniers trimestres sont la Seine-et-Marne (7,6 milliards de dollars), le Val d’Oise (3,6), la Loire-Atlantique (3,4), Paris (3,4) et le Bas-Rhin (3,1). Mais en pourcentage de leurs exportations, les départements les plus exposés sont la Charente (27,7%), la Drôme (24%), la Seine-et-Marne (23,5%) et la Gironde avec la filière viticole (17,5%). Selon Olivier Portier, cofondateur de l’observatoire, quelque 677.000 emplois sont exposés dans les secteurs comme les constructions métalliques, les pièces mécaniques, les composants électriques, les machines agricoles, les engins de chantier, les véhicules et moteurs, les pièces détachées, les avions, l’agroalimentaire (fromages, beurre, lait, vins et spiritueux…), les sacs à main et autres articles de luxe.

Alors dans ce "brouillard" international, Arnaud Brennetot invite les territoires à "réduire les risques" en se "désarimant" des réseaux transnationaux, en diversifiant les ressources, en renforçant la gouvernance économique du territoire. "Il est absolument nécessaire d’organiser des conférences géostratégiques des territoires pour anticiper ce qui pourrait arriver", plaide-t-il. Il invite aussi à éviter "la tentation du chacun pour soi" pour aller au contraire vers plus de coopération et de solidarité. Les élus déplorent là encore le manque de planification et de stratégie, tant au niveau national que de l’Union européenne qui n’a pas de politique industrielle. 

Faire confiance aux territoires

Les intercommunalités ont "fait face à toutes les crises", se félicite Virginie Lutrot, présidente de Caux Seine Agglo, un territoire de 80.000 habitants en pleine transformation : fermeture d'un site d'Exxonmobil, création d'une usine de recyclage de plastiques, structuration d'une filière de lin... Mais l'élue ne se sent pas aidée. D'abord par l'Europe qui a érigé en "totem" la sortie de la dépendance aux emballages plastiques sans tenir compte des filières (le projet d'usine du groupe américain Estman à Port-Jérôme a été retardé en raison d'une directive européenne autorisant l'importation de plastique recyclé venant de Chine). Et par l'Etat pour qui l'écosytème industriel autour du lin n'entrait pas dans les cases du fonds vert. "Il faut faire confiance aux territoires", martèle-t-elle, préconisant une labellisation des "écosystèmes de demain" avec des financements de France 2030. Ce manque de confiance est aussi ce que déplore Christophe Ferrari, président de Grenoble Alpes Métropole qui avait porté l'idée d'une société coopérative d'intérêt collectif (Scic) pour reprendre l'activité chimique de Vencorex. "Il nous a manqué quelques jours un un peu de soutien positif de l'Etat", soupire-t-il, alors que l'entreprise est à présent sous pavillon chinois (voir notre article du 30 avril). "On demande qu'on nous soutienne et qu'on ne nous mette des bâtons dans les roues."

 

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