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Economie locale - Monnaies locales complémentaires : un "réemploi" par les collectivités encore timide

Les treizièmes rencontres des monnaies locales, organisées du 14 au 16 mai, à Lignières (18), sont l'occasion de faire le point sur ces monnaies dites aussi "complémentaires", qui ont été officiellement reconnues par la loi relative à l'économie sociale et solidaire. A l'heure actuelle, une trentaine de monnaies de ce type sont en circulation et une cinquantaine sont en projet.

La loi du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire qui reconnaît, dans son article 16 les monnaies locales complémentaires comme moyen de paiement a-t-elle favorisé leur développement ? Le texte reconnaît ces monnaies comme titres de paiement sous certaines conditions : il faut que les monnaies soient émises par des entreprises de l'ESS et qu'elles respectent l'encadrement fixé par le Code monétaire et financier. Les monnaies doivent être utilisées dans un circuit fermé où prestataires et utilisateurs adhèrent à une même association.
D'après Marie Fare, maître de conférence en sciences économiques, université Lumière-Lyon 2, spécialiste des monnaies locales, ce texte a surtout permis de reconnaître des dispositifs existants mais "les monnaies locales n'ont pas attendu la loi pour exister et se développer". Ainsi, presque chaque mois, de nouveaux projets voient le jour. Au total, à l'heure actuelle, d'après le bilan du réseau des monnaies locales complémentaires (MLC), qui organise ses 13es rencontres du 14 au 16 mai 2016, 35 monnaies locales sont en circulation, une cinquantaine sont en projet et 7 ne circulent plus. Parmi les monnaies à venir : l'Ostréa, sur le bassin d'Arcachon, Monaieterre, à La Réunion, qui devrait voir le jour en 2017, Le Louis, qui devrait circuler à Poissy à partir de 2017, le Vivi (nom provisoire) qui devrait être lancé à Villejuif en septembre 2016 ou encore le Soldi corsi, la future monnaie locale corse, qui sera lancée en septembre 2016 également, par l'association Corsica Prumuzione, en partenariat avec l'Agence de développement économique de la Corse (Adec).
Dans son rapport sur les monnaies locales rendu le 8 avril 2015 à Carole Delga, alors secrétaire d'Etat chargée du Commerce, de l'Artisanat, de la Consommation et de l'ESS, Jean-Philippe Magnen comptait 30 monnaies existantes et 30 en projets fin 2014, contre 20 et 20 au printemps 2014 au moment de la réalisation de son enquête. Une évolution rapide qu'il mettait sur le compte de la crise économique et financière, mais aussi de la loi de 2014.

700.000 euros de masse monétaire

Selon le rapport, la masse monétaire concernée restait en 2014 encore modeste, avec 26.000 euros échangés en moyenne, et des écarts allant de 1.600 à 245.000 équivalents euros. L'Eusko, lancée en janvier 2013 au Pays basque, est la monnaie la plus développée en France avec plus de 460.000 euskos en circulation, pour environ 3.000 membres et plus de 600 prestataires.
Mais Marie Fare estime que la masse monétaire que représentent les monnaies locales françaises a dû augmenter. "On doit être proche de 700.000 euros au total, mais ce n’est qu’une estimation discutable, dans la mesure où il n’existe pas données exhaustives à l’échelle nationale", signale ainsi à Localtis la chercheuse.
L'objectif de ces monnaies, qui ont connu un élan avec la crise : relocaliser et vitaliser l'économie locale, favoriser la production, la circulation de biens et de services au niveau local, mais aussi remettre en avant l'identité des régions concernées, comme dans le cas de l'Eusko, créée notamment pour promouvoir la langue basque, tisser des liens entre les acteurs des territoires et favoriser la citoyenneté.
Le principe de ces monnaies est simple : un Eusko, ou une Bou'sol, la monnaie de Boulogne-sur-Mer, équivaut à un euro. Les consommateurs retirent des billets ou des coupons, selon la formule adoptée, dans des comptoirs d'échanges agréés. Ils les utilisent ensuite chez les commerçants partenaires. L'objectif est de faire circuler ces monnaies le plus possible, et d'éviter ainsi aux consommateurs de les garder, sous forme d'épargne notamment. Certaines de ces monnaies sont ainsi dites "fondantes" : elles perdent de la valeur, deux centimes tous les six mois par exemple pour le Miel (monnaie d'intérêt économique locale, mise en place par l'association Trans'lib dans le Libournais, l'Entre-deux-Mers et le Sud Gironde). Les consommateurs n'ont donc pas intérêt à la conserver, mais plutôt à la remettre dans le circuit.

Un blocage pour le réemploi de la monnaie locale

Les collectivités locales accompagnent parfois le développement. A Nantes, la municipalité a ainsi lancé, le 28 avril 2016, une monnaie locale, SoNantes, gérée par le Crédit municipal de Nantes. Le Bou'sol est quant à lui porté par la communauté d'agglomération de Boulogne-sur-Mer. Il permet même le paiement de services publics comme la piscine, la bibliothèque ou les activités culturelles. A Blanquefort-sur-Briolance, une petite commune du Lot-et-Garonne, la mairie s'est dite d'accord pour accepter le paiement en Abeille, la monnaie locale lancée par l'association Agir pour le vivant, pour la location de la salle communale, le règlement de la cantine scolaire, la réalisation de photocopies.
L'intervention des collectivités dans le développement des monnaies locales représente un levier important pour ces dispositifs, mais "il faut que cela se réalise dans le cadre d’un réel partenariat, précise Marie Fare, et sans couper court à la démarche citoyenne mise en oeuvre dans ces monnaies". Par ailleurs, le nombre de collectivités impliquées est encore trop modeste, et aucune pour le moment ne la réutilise, c'est-à-dire verse en monnaie locale ses aides sociales ou subventions par exemple.
"Pour celles acceptant ces monnaies en paiement, elles les reconvertissent directement, explique Marie Fare, il y a encore un blocage quant au réemploi, il y a des barrières à faire tomber." D'après la chercheuse, la fiscalité locale pourrait représenter un levier pertinent, avec par exemple le prélèvement des impôts locaux en monnaie locale, comme c'est le cas en Grande-Bretagne à Bristol, où les habitants ont la possibilité de payer leurs taxes locales en livres de Bristol (Bristol Pound).
"Le film 'Demain'* a suscité la curiosité et l'émergence de nombreux projets de monnaies locales", précise Marie Fare. Mais les projets n'aboutissant qu'au bout de deux à trois ans, il faudra attendre un peu pour connaître le véritable potentiel de la cinquantaine de monnaies en cours de mise en oeuvre...

Emilie Zapalski

* Le film "Demain", réalisé par Mélanie Laurent et Cyril Dion, présente de nombreuses initiatives à travers le monde pour sauver la planète. Un chapitre est consacré aux monnaies locales. Fin décembre 2015, cinq mois après sa sortie, il a franchi la barre du million d'entrées, et a été récompensé en février 2016 par le César du meilleur documentaire.