Aménagement numérique - THD Seine : conflit avec le délégataire, questions sur le modèle choisi pour ce projet pionnier
Les mises en demeure du conseil général des Hauts-de-Seine pour les retards à répétition enregistrés dans le déploiement du réseau très haut débit par Sequalum - filiale de Numéricable - ont pris un nouveau tournant depuis quelques semaines. Après avoir été porté sur la place publique, le différend pourrait prendre une orientation plus judiciaire. Mais au regard du lieu, du moment et des enjeux, l'affaire semble plus complexe qu'il n'y paraît. Ce projet intégré, unique en France, adoubé par la Commission européenne, qui l'a déclaré d'intérêt général, implique le département le plus riche et le plus urbanisé après Paris et le groupe Altice-Numéricable qui, après absorption de SFR, sera le deuxième opérateur de l'Hexagone.
La fibre pour 750.000 foyers
Sur le papier, le projet est ambitieux et prometteur. Lorsqu'en mars 2008 la société Sequalum est créée par un consortium réunissant Numéricable, SFR collectivités et Eiffage (retirée depuis), c'est pour prendre les rênes d'une délégation de service public unique en France. Baptisée "THD Seine" elle doit couvrir l'intégralité du département en Ftth à l'horizon 2015, soit 750.000 foyers et 85.000 entreprises. Ici, pas de zone conventionnée, mais une intervention publique globale pour un montant de 422 millions d'euros, incluant 59 millions d'euros de subventions allouées par le conseil général "pour compenser le traitement intégral du territoire, y compris les zones non-rentables".
Cette opération industrielle attractive du point de vue économique devait être réalisée en deux phases de trois années chacune. Mais la mécanique s'est progressivement grippée. Et les objectifs en termes de délais ne pourront sans doute pas être atteints.
Retards et mises en demeure à répétition
Les premiers signes de difficulté apparaissent dans le courant de la première phase. Dans l'intervalle, on fête tout de même la 200.000e prise raccordable. Mais l'achèvement prévu le 20 octobre 2012 est prorogé de six mois, en raison des retards cumulés et après l'acceptation par les deux parties d'un avenant au contrat. Puis à l'échéance réactualisée, les travaux n'étant toujours pas achevés (1), une nouvelle mise en demeure donne lieu à remobilisation du délégataire qui rattrape une partie de son retard mais sans conclure la première phase. Sequalum doit alors s'acquitter d'une pénalité de 16.200 euros et se voit privé du solde de 2 millions de subventions prévus (2). Le feuilleton se prolonge en 2014 lors de la deuxième phase. Les retards s'accumulent, le conseil général lance une mise en demeure le 7 avril et ouvre un mois plus tard une procédure amiable de "règlement de différends" qui vient d'être déclarée infructueuse.
Le conseil général prévoit 45 millions d'euros de pénalités
Le conseil général semble avoir ainsi peu à peu épuisé l'arsenal des recours non judiciaires pour faire respecter les engagements contractuels pris par le délégataire. Aussi envisage-t-il désormais de prononcer la résiliation du contrat pour des retards qualifiés de "graves et persistants". Selon notre confrère BFM Business, premier média à avoir publié l'information, le conseil général, en prévision d'une indemnisation dans le cadre du règlement des comptes de la délégation, a déjà émis un titre de recettes de 45 millions d'euros de pénalités de retard. Interrogé par Localtis, le service de presse du conseil général a confirmé cette émission. Sequalum a contre-attaqué en lançant à son tour une procédure de règlement de différend dans laquelle il demande la résiliation du contrat. Le service de presse de Sequalum, également consulté, semble minimiser l'affaire et indique que les négociations en cours avec le conseil général se poursuivent. La société reconnaît des retards mais invoque notamment l'impact de la publication tardive de certains textes réglementaires qui l'ont contrainte "à différer une part importante des travaux initialement prévus".
Un modèle économique affaibli par la concurrence
L'affaire pourrait donc s'envenimer dans les semaines à venir. Mais en coulisse, rien ne semble pour l'instant établi. Au-delà des arguments publics, la réalité économique du projet pourrait sans doute peser dans les décisions futures. Selon certains experts, la difficulté du département ne serait pas conjoncturelle mais bien structurelle. Le département pâtirait aujourd'hui de son statut de pionnier et de son choix de projet intégré. En effet, dans le contexte actuel du déploiement du très haut débit et du maintien de la concurrence par les infrastructures dans les zones denses, le modèle économique du réseau intégré serait pénalisé : "Le principal intérêt économique du projet intégré réside dans l'application d'une péréquation entre les zones rentables et celles qui ne le sont pas. Mais le modèle ne fonctionne que dans un cadre monopolistique, ce qui n'est pas le cas des Hauts-de-Seine", constate un observateur. Conséquence, dans les zones où les coûts de déploiement sont inférieurs au tarif péréqué, les opérateurs privés, clients naturels de Sequalum, préfèrent investir eux-mêmes directement ou acheter entre eux, pour des raisons évidentes d'économies. De plus, le délégataire a fait le choix de déployer en priorité dans les zones les plus riches, précisément là où les autres opérateurs ont naturellement tendance à s'installer. L'effet est aujourd'hui directement ressenti : Sequalum a déployé son réseau mais a vendu nettement moins que prévu aux opérateurs. Ce que confirme le rapport du délégataire pour l'année 2012. Celui-ci constate une commercialisation plutôt dynamique sur les colonnes montantes dans les immeubles de plus de douze logements (réseau vertical) - tous les opérateurs ont acheté en raison de la complémentarité de ce réseau avec le leur –, mais laisse apparaître des faiblesses sur la partie horizontale du réseau. Le rapport mentionne bien la signature en juillet d'un contrat avec Bouygues pour un total de 100.000 prises sur les communes d’Antony, de Clamart, de Rueil-Malmaison et de Sèvres, mais depuis, c'est le calme plat. Le délégataire parvient à commercialiser ses solutions auprès des fournisseurs d'accès internet spécialisés sur les entreprises – ce qui anime positivement ce marché –, mais ne parvient pas à occuper les autres créneaux. Résultat, faute des recettes attendues, Sequalum risque de se trouver dans l'impossibilité de déployer dans les zones moins denses. Et le danger est bien celui de se retrouver dans une impasse économique.
La mission très Haut Débit prête à offrir ses bons offices
Aussi le conflit actuel s'inscrit-il plutôt dans cette équation, sur fonds d'incertitude pour l'avenir. Il commence à faire figure de chronique d'un échec peu à peu dévoilé. Mais il faut reconnaître qu'en annonçant au mois de juin dernier une procédure de "règlement de différends", le département des Hauts-de-Seine jouait la transparence, en mettant l'affaire sur la place publique. Pour l'instant, chacun des protagonistes joue sa partition au regard du droit, des engagements pris et des intérêts à préserver. Toutefois, personne ne gagnerait à engager une guerre de tranchées, non seulement pour des raisons d'image mais aussi, nationalement, au regard des enjeux de déploiement du très haut débit. Interrogé par Localtis sur l'arbitrage que pourrait éventuellement assurer la mission Très Haut Débit dans ce conflit, Antoine Darodes, son directeur, évoque plutôt une médiation, comme récemment dans l'Ain : "Le plan France très haut débit, c'est 100% du territoire et donc aussi 100% du territoire des Hauts-de-Seine. Si les acteurs impliqués nous le demandent, nous sommes prêts à jouer ce rôle. Nous n'excluons pas également de leur apporter un soutien plus direct pour la mise à niveau d'un certain nombre de réseaux." La balle est dans le camp des protagonistes. L'espoir de trouver une issue favorable demeure. Mais ce sera sans doute au prix de révisions assez profondes au regard du schéma actuel.
Philippe Parmantier / EVS
(1) Il manquait encore le raccordement de 8.292 foyers et de 131 sites publics (59 collèges, 38 sites départementaux, 30 lycées et 4 mairies).
(2) La première phase n'étant pas achevée à ce jour, la subvention est toujours en attente de régularisation.