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Commerce - Urbanisme commercial : l'impossible réforme ?

En plein débat sur le projet de loi Pinel, l'Institut pour la ville et le commerce pose la question de l'avenir de l' "urbanisme commercial à la française" qui, en quarante ans, n'a jamais réussi à freiner l'essor des grandes surfaces.

L'urbanisme commercial à la française, né pour freiner la prolifération des grandes surfaces aux abords des villes à partir des années 1960, doit-il être enterré ? En plein examen du projet de loi Pinel relatif à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, l'Institut pour la ville et le commerce s'est sérieusement posé la question, lors d'une conférence organisée le 25 mars, à Paris. Car quarante ans d'interventionnisme en la matière ont abouti à ce paradoxe souligné par l'AdCF dans une étude de 2012 : en France, 62% du chiffre d'affaires du commerce se réalise en périphérie, contre 25% en centre-ville et 13% dans les quartiers. "Il suffit de se tourner vers nos entrées de villes pour en déplorer la laideur et pour mesurer la désertification des centres-ville, vidés de leurs commerces et de leur animation au profit des zones périphériques", dénonçait le sénateur Dominique Braye en introduction de cette étude.
Si ce déséquilibre est observé chez nombre de pays européens, il n'est pourtant pas une fatalité. L'Allemagne, elle, joue les équilibristes : 33% en périphérie, 33% en centre-ville, 33% dans les quartiers. L'AdCF souligne qu'outre-Rhin, les élus locaux "s'appuient davantage sur une stratégie nationale privilégiant le centre-ville et le développement du commerce". Rien de tel en France où prévaut un système d'autorisations pour les centres commerciaux de plus de 1.000 m2. C'est le rôle des commissions départementales d'aménagement commercial (CDAC), majoritairement composées d'élus. Or ces commissions sont parfois taxées d'être des "machines à dire oui". Elles donnent leur feu vert à plus de 80% des dossiers.

Friches commerciales

Résultat : depuis une quinzaine d'années, les surfaces commerciales augmentent à un rythme plus important que la consommation des ménages : 3,5% aujourd'hui contre moins d'1%. Cette surproduction laisse craindre l'éclatement d'une bulle spéculative et le développement de friches commerciales. Dans une récente tribune dans Libération, le directeur de l'Institut pour la ville et le commerce, Pascal Madry, estimait que le quart du parc risquait d'être rendu obsolète d'ici à 2020, soit 40 millions de m2 de surfaces commerciales.
L'un des co-auteurs de l'étude de l'AdCF, Philippe Schmit, délégué général adjoint de l'association, est catégorique : la situation pose aujourd'hui la question de "la responsabilité politique des élus". Ils sont d'ailleurs de plus en plus nombreux à prendre conscience de la situation, alors qu'une cinquantaine de villes en France connaissent un taux de vacance de plus de 10% dans leurs centres. Du jamais vu. "On sent une vraie préoccupation, ce n'était pas autant le cas il y a cinq ou six ans", a assuré Philippe Schmit, lors de la conférence de l'Institut pour la ville et le commerce. Ce n'est pas faute d'avoir été prévenus. Dès 2006, l'AdCF alertait sur l'urgence de la situation. Mais la réforme de l'urbanisme commercial est une Arlésienne. Elle a sans cesse été reportée par les gouvernements successifs. Pire, la loi de modernisation de l'économie (LME) - que certains esprits retors appelaient la loi Leclerc Michel-Edouard - a ouvert les vannes en supprimant les autorisations pour les surfaces de moins de 1.000 m2. De nombreux centres en ont profité pour s'agrandir, malgré la crise. Le gouvernement de l'époque avait promis une nouvelle loi dans un délai de six mois. C'est le député Jean-Paul Charié, rapporteur de la LME et sensible à cette question, qui devait s'en emparer. Dans un rapport de mars 2009, le député du Loiret réclamait ainsi l'abrogation de la loi Royer de 1973 qui a instauré les CDAC. Mais il ne verra jamais sa réforme aboutir et décédera en novembre 2009.
A l'Assemblée, les députés Patrick Ollier et Michel Piron ont repris le flambeau en déposant une proposition de loi en 2010. L'objectif : réintégrer l'urbanisme commercial dans le droit commun de l'urbanisme. Mais après une première lecture dans les deux assemblées, le texte n'ira pas plus loin.
Changement de gouvernement : initialement, la volumineuse loi pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (Alur) éludait la question. Il a fallu les amendements du président de la commission des Affaires économiques François Brottes pour qu'elle soit remise sur le métier. Mais le Sénat en a jugé autrement, les amendements ont été retirés. Des mesures ont alors été ajoutées au projet de loi Pinel, sans concertation. "C'est un peu fort de café pour un sujet soit disant majeur", a fulminé Philippe Schmit, rappelant que le texte, déjà adopté par l'Assemblée le 18 février, est déclaré en urgence (un vote par chaque chambre), privant ainsi la réforme d'un véritable débat national. Le responsable de l'AdCF rappelle malicieusement que l'étude de 2012 appelant à une réforme de fond avait été signée à l'époque par six présidents d'agglomération aujourd'hui au gouvernement… dont un certain Jean-Marc Ayrault. Leur nom figure en toutes lettres en fin de l'étude.

Nouvelle révolution commerciale

Pour l'AdCF, le projet de loi Pinel - en fusionnant l'autorisation d'exploitation préalable avec le permis de construire - va dans le bon sens mais reste loin des enjeux. Philippe Schmit voit aussi quelques raisons d'espérer dans la loi Alur du 24 mars 2014 qui, selon lui, "esquisse l'amorce d'embryon de début" de changement. La loi donne ainsi la responsabilité pour le propriétaire d'un site bénéficiant d'une autorisation d'exploitation commerciale de démanteler son terrain et de le remettre en état "s'il est mis fin à l'exploitation et qu'aucune réouverture au public n'intervient sur le même emplacement pendant un délai de trois ans" (article 129). "C'est un enjeu intéressant. L'idée est que la propriété individuelle s'inscrit dans quelque chose de collectif", a déclaré le délégué général adjoint de l'AdCF qui a fait sienne cette devise "le territoire français est le patrimoine commun de la nation", inscrite dans le marbre du Code de l'urbanisme (article 110).
Philippe Schmit se dit convaincu que la solution passe par l'échelle intercommunale. Un élu voyant ses habitants se rendre dans la commune voisine pour leurs achats voudra lui aussi sa grande surface. En revanche, la solution peut être d'envisager la questions du commerce, de la logistique et des transports dans une même stratégie locale. "On ne peut plus planifier l'espace en ne comptant que sur les dimensions municipales", a-t-il plaidé, saluant au passage le transfert de la compétence PLU aux intercommunalités avec la loi Alur.
Poser la question du divorce entre le commerce et la ville est une "aberration" pour Philippe Schmit, alors que la "ville s'est faite par et pour le commerce". Après des décennies de saccage qui ont vu successivement l'arrivée des hypermarchés, puis des multiplexes et enfin des "Retail Parks", le géographe Arnaud Gasnier voit poindre une "nouvelle révolution commerciale", avec l'arrivée d'internet. "On vit un tournant commercial et urbanistique", du même ordre que l'apparition des grands magasins au XIXe siècle ou des hypermarchés, a-t-il soutenu. "Je suis convaincu que cette hybridation du commerce, cette mise en complémentarité de réseaux physiques et virtuels contribue profondément à mieux re-territorialiser le commerce." Mais pour l'heure, les temples de la consommation continuent de pousser comme des champignons. Les zones périurbaines captent désormais 87% des projets de surfaces commerciales.