Agriculture : "Aux chefs d'exploitation se substituent les cravates"

Les sociétés agricoles financiarisées possèdent aujourd'hui 14% de la surface agricole. C'est un doublement en vingt ans, s'inquiète Terre de liens dans un rapport publié à l'occasion du Salon de l'agriculture. Alors qu'un quart des fermes seront à reprendre dans les dix prochaines années, la future loi d'orientation et d'avenir agricoles en cours de préparation doit, selon l'association, aller au bout des récentes réformes foncières restées inachevées.

Il y a presque dix ans, la création de la "ferme des mille vaches", dans la Somme, par un riche industriel du BTP, avait suscité de vives réactions. Un an plus tard, en 2015, c’est le rachat par une société chinoise de 1.700 hectares dans l’Indre puis de 900 hectares dans l’Allier qui avait mis la France en émoi. Dans les deux cas, la transaction s’était faite au nez et à la barbe des Safer (sociétés pour l'aménagement foncier et rural), les gendarmes du foncier agricole. La forme sociétaire avait permis d’échapper à leur contrôle. Depuis, le phénomène n’a cessé de prendre de l’ampleur et toutes les tentatives de régulation ont plus ou moins échoué.

A l’occasion du 59e Salon de l’agriculture, l’association Terre de liens jette la lumière, dans un rapport sous-titré "A qui profite la terre ?", sur cette "financiarisation" rampante, qui s’accompagne d’un "accaparement" des terres dans les mains d’investisseurs étrangers au monde agricole. En 1980, 65% de la surface agricole utile était encore détenue par des agriculteurs et leur famille. Aujourd’hui, le rapport est inversé. 68% des terres appartiennent à des sociétés, pour le meilleur (la forme sociétaire de type EARL ou GFA permet par exemple à plusieurs agriculteurs de s’associer pour investir et partager les risques) ou pour le pire : des sociétés civiles d’exploitations agricoles (SCEA) et autres sociétés commerciales (sociétés anonymes, sociétés à responsabilité limitée) avec des prises de contrôle d’acteurs non agricoles. Le système de rachats de parts "permet de contourner la plupart des dispositifs applicables à la vente de terres, et fait basculer la gestion des terres dans la logique générale de recherche de profits et de rentabilité", s’inquiète l’association qui dispose de sa propre foncière pour racheter des terres afin d'y installer des paysans. Les sociétés agricoles financiarisées possèdent aujourd’hui 640.000 hectares, couvrant ainsi 14% de la surface agricole utile, soit un doublement en vingt ans, estime Terre de liens, qui a commandité au Cerema la première enquête sur la propriété agricole menée depuis trente ans. Comme si la propriété agricole était un "tabou".

Une ferme sur dix est financiarisée

Une ferme sur dix se trouve ainsi "financiarisée". "Aux chefs d'exploitation, se substituent alors les cravates et ces sociétés pratiquent la délégation intégrale des travaux agricoles ou emploient des ouvriers agricoles", s’offusque Terre de liens, dans un communiqué du 28 février.

Les grandes firmes de l’agro-alimentaire, de la cosmétique ou de la grande distribution sont aux premières loges. Parmi les exemples cités dans le rapport : Fleury Michon qui possède un élevage où naissent six mille porcelets par an ou Auchan qui a acquis 800 ha de terres. En Bretagne, le groupe Altho, qui produit les chips Bret’s, a "englouti" quatre fermes, à l’occasion du départ à la retraite de leurs occupants... Et les mannes de la politique agricole commune (PAC) sont mises à contribution. Les trois SCEA créées dans l’opération d'Altho totaliseraient 40.000 euros de subventions par an ; le groupe ayant lui-même touché sur deux années, 1,5 million d’euros "au titre d’un soutien aux investissements physiques, via une aide du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader)".

Tout ceci engendre une spéculation sur le prix des terres. A Grasse (Alpes-Maritimes), capitale de la parfumerie, Chanel et L’Oréal ont acheté des parcelles "à prix d’or (entre 500.000 et un million d’euros, soit deux à quatre fois le prix des terres localement) pour produire leurs plantes à parfum".

Le marché des parts de sociétés est devenu un "marché parallèle" par lequel au moins 200.000 hectares transitent chaque année. Chiffre sous-estimé puisqu’il ne tient compte que de ce qui est déclaré aux Safer.

Le mur démographique qui s’approche fait craindre une accélération. Car treize millions d’hectares "pourraient changer de propriétaire dans les dix prochaines années, par héritage, donation ou vente, dans une période qui verra également de nombreux agriculteurs partir à la retraite (un quart d’entre eux a aujourd’hui plus de 60 ans)", prévoit Terre de liens qui appelle le gouvernement à prendre en compte ces enjeux dans la future loi d’orientation et d’avenir agricoles en cours de préparation avec les régions.

Promouvoir le portage foncier non lucratif

A cet égard, Terre de liens pointe les échecs des réformes récentes. La loi d’avenir pour l’agriculture de 2014, obligeant les notaires à informer les Safer des projets de vente de parts sociétaires, n’a pas enrayé "le problème de la régulation du prix des terres, ni donc de la spéculation". Et elle n'a permis aux Safer d’utiliser leur droit de préemption que pour les ventes de 100% des parts, une mesure "très facile à contourner légalement, en scindant la vente en deux temps". En 2017, une proposition de loi prévoyait bien d’étendre ce droit de préemption aux cessions partielles mais elle a été retoquée par le Conseil constitutionnel (voir notre article). En 2021, la loi "Sempastous", portant mesures d’urgence pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires, a permis de soumettre les cessions partielles à autorisation administrative, en cas de dépassement d’un seuil d’agrandissement excessif (voir notre article). Mais ce seuil, défini par le préfet dans chaque région, est suffisamment élevé pour que bon nombre de transactions passent à travers les mailles du filet.

Dans la perspective de la future loi, Terre de liens préconise la création d’un véritable "observatoire des terres agricoles" (un tel observatoire aurait déjà dû voir le jour en 2010 !). L’association appelle à aller au bout de la loi Sempastous et à renforcer "le portage foncier non lucratif". Elle invite les collectivités à "promouvoir les innovations sur le foncier agricole". Les collectivités pourraient commencer par élaborer un "diagnostic" du foncier de leur territoire et utiliser "les outils administratifs, fiscaux et de planification" pour intégrer les terres agricoles privées dans une stratégie foncière. C’est ce qu’a entrepris la commune de Douelle (Lot) depuis 2013 en créant une association foncière avec les propriétaires pour développer le maraîchage. En avril 2020, deux maraîchers bio ont pu s’y installer.

 

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