Aide alimentaire : l’État doit "pleinement" exercer son rôle "d’orientation et de contrôle", pour la Cour des comptes
Impact de la crise Covid et de l’inflation, hausse de la demande d’aide, baisse des dons issus des invendus des grandes et moyennes surfaces, manque d’articulation entre les opérateurs et persistance de "zones blanches"… l’aide alimentaire fait face à des défis qui ont suscité ces dernières années un renforcement de l’intervention de l’État, tant sur le plan du pilotage que sur le plan financier avec notamment la création du programme "Mieux manger pour tous". Pour la Cour des comptes, l’État doit intensifier son action de coordination du système, notamment pour optimiser le maillage territorial de l’aide alimentaire, et assumer un petit nombre de priorités dans l’octroi de ses crédits – dont la dimension d’accompagnement des bénéficiaires et le fait de "raccrocher" dans le système d’aides légales des personnes éloignées des services sociaux.

© Frederic MAIGROT/REA
"Héritière d’initiatives privées de charité publique, approvisionnée depuis l’après-guerre par les surplus agricoles et les invendus encore consommables", l’aide alimentaire se trouve actuellement dans une forme de tournant que la Cour des comptes analyse dans un rapport publié le 17 juillet 2025. En juin dernier déjà, deux rapports étaient parus sur la Fédération française des banques alimentaires et les Restaurants du cœur – deux acteurs majeurs de l’aide alimentaire aux côtés du Secours populaire français, de la Croix-Rouge française, de l’Association nationale de développement des épiceries solidaires (Andes) et d’"un grand nombre de petites et moyennes structures associatives". Au total, "2.700 associations sont habilitées à recevoir des concours financiers au titre de l’aide alimentaire, dont 19 au niveau national", même si l’État a financé depuis 2019 "entre 346 et 911 associations par an".
Covid, inflation, diminution des invendus donnés aux associations : une hausse du soutien de l’État
Les premières ressources des associations d’aide alimentaire sont les dons (en nature ou donnant lieu à l’achat de denrées, estimés à 540 millions d’euros en 2022) et le bénévolat (dont la valorisation a été estimée en 2018 par le Sénat à 500 millions d’euros), avant les dépenses fiscales sur les dons (317 millions d’euros selon une estimation de 2022), les financements des centres communaux et intercommunaux d’action sociale (CCAS et CIAS, entre 200 et 260 millions d’euros selon une estimation Igas de 2020), le soutien de l’État via son programme 304 (115 millions d’euros en moyenne annuelle sur la période 2019-2023) et les fonds européens (69 millions d’euros en moyenne annuelle sur 2014-2021 pour le fonds européen d’aide alimentaire, Fead, et le programme React).
La Cour des comptes rappelle donc que l’État n’est pas le financeur majoritaire, une position jugée "cohérente" avec "la mise en place de droits à prestations monétaires par les pouvoirs publics" (dont les minima sociaux). Pour les magistrats, le maintien, à titre subsidiaire, du soutien de l’État aux distributions alimentaires d’initiative privée "se justifie" principalement pour deux raisons : "la persistance de situations de grande détresse" et le rôle de première porte d’entrée dans un parcours d’insertion pour des personnes éloignées des services sociaux.
Entre 2019 et 2023, dans le contexte des crises successives du Covid-19 et de l’inflation, le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire a augmenté de 21%, tandis que "l’offre réelle, à savoir le volume de denrées distribuées par les principaux réseaux de distribution, s’est accrue d’environ 12%". Le financement de l’État a fortement augmenté (+ 172%) pendant cette période, notamment pour compenser "la diminution quantitative et qualitative des invendus des grandes et moyennes surfaces donnés aux associations" mais également pour "orienter les achats en faveur de produits plus diversifiés" avec la création du programme "Mieux manger pour tous" (MMPT, 60 millions d’euros en 2023).
Mieux manger pour tous : l’État dispose d’"autres leviers d’amélioration de la qualité alimentaire"
La Cour des comptes épingle "la multiplicité des circuits de financement" (fonds européens, crédits nationaux, crédits déconcentrés, crédits du programme MMPT) qui, selon elle, "conduit à une segmentation accrue de l’approvisionnement et une absence de vision globale de l’offre présente sur un territoire, ainsi qu’à une absence de prévisibilité de l’offre pour le bénéficiaire et de facto une utilisation des crédits non optimisée". Elle recommande "d’interroger dès 2025 la pertinence [du programme MMPT] notamment au regard des autres leviers d’amélioration de la qualité alimentaire dont dispose l’État", ce programme illustrant selon les juges "les limites d’une approche trop complexe" conduisant à financer "une multitude de projets et d’expérimentations" et à poursuivre "des objectifs trop nombreux".
Pour les magistrats de la rue Cambon, l’État "doit en revenir à quelques principes clairs", à des "priorités resserrées" qui guideraient l’octroi de ses crédits : le fait de "remédier à des situations de privation, de manière aussi équitable et efficace que possible sur le territoire" et, ce faisant, la possibilité d’"atteindre des populations éloignées des administrations censées leur apporter une réponse (ouverture de droits, accompagnement vers l’insertion)" et d’"inciter" ces populations à se rapprocher des services.
Rendu obligatoire par la loi Egalim de 2018, l’accompagnement des bénéficiaires – devant comporter "au moins des actions d’écoute, d’information ou d’orientation" - se traduit dans les faits par une grande variété de mesures selon les réseaux et les associations, "de la simple action d’accueil et d’écoute, aux ateliers et à l’aide personnalisée". L’une des recommandations de la Cour est donc de "définir les étapes de l’accompagnement des bénéficiaires par les associations, de l’accueil jusqu’à la mise en relation avec les acteurs publics de l’insertion".
Cartographier l’offre de chaque territoire : "une priorité de l’État"
Autre conséquence de ce manque de vision globale : la persistance de "zones blanches", c’est-à-dire de territoires "où des ménages potentiellement éligibles sont éloignés de tout point de distribution". Considérant que "les réseaux ne conçoivent pas leur action en complémentarité", la Cour des comptes cite un rapport de 2019 de l’Agence nouvelle des solidarités actives (Ansa) qui mettait l’accent sur de "grandes inégalités territoriales" et qui "faisait le bilan de huit expériences de coordination, autour de CCAS".
Pour améliorer la connaissance des bénéficiaires et de l’offre, et favoriser notamment l’équité territoriale, l’État doit "pleinement" exercer son rôle "d’orientation et de contrôle de la qualité du système". Cela passe par la poursuite et l’approfondissement des travaux du Cocolupa (Comité consultatif de lutte contre la précarité alimentaire) - instance mise en place en 2020 -, la cartographie dans chaque territoire des "implantations des acteurs et [de] leur capacité d’intervention" devant être "une priorité de l’État". "Au niveau local avec les collectivités territoriales", la Cour des comptes recommande "d’intégrer un volet précarité alimentaire, centré sur l’aide alimentaire, dans les stratégies départementales de lutte contre la pauvreté" - en utilisant donc un vocabulaire qui n’est plus à jour puisqu’il est désormais question de pactes locaux et de contrats locaux des solidarités (voir notre article).
L’analyse porte enfin sur l’optimisation de la gestion des financements européens – une sous-utilisation des crédits du Fead étant toujours constatée - et sur les aspects logistiques de l’aide alimentaire. La Cour préconise de clarifier le processus d’achat de denrées en optant soit pour une recentralisation complète, soit au contraire pour une déconcentration intégrale, et appelle à tirer les enseignements des expériences françaises et étrangères sur l’utilisation de chèques alimentaires.