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Faire revenir des usines : une affaire "foncièrement" territoriale

Alors que le gouvernement lance une nouvelle campagne de sites industriels clés en main, un séminaire organisé par la Fondation pour l’innovation politique montre que la question du foncier est pour les élus un enjeu primordial des relocalisations. L’encre de la loi Asap est à peine sèche qu’ils en appellent à un desserrement des contraintes. De quoi mettre le gouvernement en porte-à-faux avec ses objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols.

"Il n’y a pas de développement économique sans usine." Eric Lombard, le directeur général de la Caisse des Dépôts, invité d’une rencontre organisée par la Fondation pour l’innovation politique, le 2 décembre, sur le thème "Relocalisations et territoires", débute son intervention par un truisme. Une réponse, à vingt ans d’intervalle, à la prophétie de l’ancien patron d’Alcatel Serge Tchuruk annonçant "l’entreprise sans usine". Point de départ du désastre industriel du fleuron des télécoms français. Cette vision de l’entreprise sans usine est "fausse" car "les questions industrielles sont au cœur du rétablissement de l’égalité dans les territoires", a martelé Eric Lombard. Les usines "ont une vertu, elles sont réparties sur le territoire et généralement loin des métropoles" et elles constituent "un outil extrêmement précieux de réaménagement du territoire". Des dispositifs comme les 148 Territoires d’industrie  - visant à faire revenir l’industrie dans les territoires – ont ainsi rencontré un mouvement déjà amorcé en 2016-2018 où "l’on a constaté enfin un renouveau industriel dans notre pays avec plus d’ouvertures que de fermetures d’usines", a-t-il rappelé.

Vieux serpent de mer (prime à la relocalisation sous Nicolas Sarkozy, "redressement productif" sous François Hollande), le thème des relocalisations est reparti en flèche à la faveur de la crise et de la pénurie de médicaments survenue au printemps. Seulement pour Eric Lombard "on est à un moment de bascule". "On est en train de parvenir à un consensus sur la nécessité de redévelopper notre industrie (…) La crise du Covid a révélé les risques pour la souveraineté."

 

Sites industriels clés en main

Si le débat de la réindustrialisation a longtemps tourné autour des coûts de main d’œuvre, il se focalise de plus en plus sur le foncier disponible, les normes d’urbanisme, agricoles et environnementales, d’autant que la baisse des impôts de production devrait redonner de la compétitivité à l’industrie tricolore. Début 2019, le PDG de Safran, ne trouvant pas de sites susceptibles d’accueillir deux nouvelles usines en France, avait secoué le cocotier. Appel reçu avec le lancement des 78 premiers sites industriels "clés en main", c’est-à-dire purgés des procédures administratives et quasi prêts à l’emploi. Une nouvelle campagne a été lancée ce mercredi 9 décembre pour "compléter le maillage territorial" de ces sites présentés comme "un élément-clef de la feuille de route du gouvernement pour l’accélération des implantations industrielles". "Ils s’inscrivent comme un levier important du programme Territoires d’industrie, pour attirer des investissements industriels dans nos territoires et relocaliser des activités industrielles", souligne le gouvernement.

Pour Harold Huwart, le maire de Nogent-le-Rotrou, "labelliser des sites clés en main est utile mais cela n’accroît pas la masse de foncier disponible sur l’ensemble du territoire si derrière on n’aide pas les collectivités à mobiliser des réserves foncières de zones d’activité". "En France, on ne traite pas différemment les grandes implantations industrielles et les logements, les lotissements ou les zones commerciales", a-t-il insisté.

La question du foncier est bien celle qui, aujourd’hui, taraude des élus tétanisés par le précédent de Notre-Dame des Landes ou plus récemment l’incendie de Lubrizol à Rouen, et une population peu disposée à voir s'installer une usine près de chez elle. D’autant moins s’il s’agit d’usine chimique. "Nous avons du foncier, des outils, de l’ingénierie, des financements, même si c’est parfois compliqué. Nous avons tout pour réussir ces relocalisations", a affirmé le sénateur du Vaucluse Jean-Baptiste Blanc. Mais ce foncier est frappé, selon lui, par des "contraintes toujours plus folles". "On ne parlera pas de l’écocide qui est dans les tuyaux, et évidemment des opérations citoyennes de type zadistes qui viennent çà et là bloquer des projets que tout le monde attend (...) On attend tous avec une certaine anxiété le zéro artificialisation de Madame Pompili. Comment relocaliser si on ne peut plus artificialiser ?", a développé l’élu d’un département qui, ces dernières décennies, n’a pas lésiné sur la construction de grandes surfaces. "Nous savons tous que nous ne pouvons plus artificialiser comme hier. Il faut un équilibre (…) Il y a une sobriété foncière à trouver. (...) Dès lors que nous, élus locaux, avons un projet d’intérêt général, justifié, vertueux, qui répond aux normes sociales et environnementales et que par ailleurs, il compense, nous devons pouvoir relocaliser", a-t-il plaidé, donnant rendez-vous au projet de loi 3D. "Il faut qu’on nous laisse faire, qu’on nous donne plus de liberté."

On retrouve là des arguments entendus lors des débats sur la loi Asap (accélération et simplification de l’action publique) promulguée le 8 décembre (Localtis y reviendra dans le détail). Elle comporte un titre entier consacré aux simplifications administratives pour faciliter les installations industrielles, ouvrant une ligne de front entre les "libéraux" et les associations écologistes dénonçant un détricotage du droit de l’environnement.

Eric Lombard est revenu pour sa part sur le "traumatisme" causé par le choix de Tesla d’implanter son énorme usine européenne de voitures électriques près de Berlin plutôt qu’en France, choix dicté selon lui par le fait que "l’Allemagne avait un terrain qui était déjà prêt, ce n’était pas tellement une question de main d’œuvre, ni une question fiscale, mais une question de réactivité". "On est en train de travailler à une réponse qui me paraît adaptée" avec les 78 territoires clés en main, a-t-il dit, citant l’exemple de la friche Kodak à Chalon-sur-Saône. "C’est un signal adressé aux industries françaises mais aussi européennes et mondiales."

 

"Aménager dans cet esprit de décarbonation et de désartificialisation des sols"

Autre sujet d’attention : l’image peu reluisante de l‘industrie, notamment auprès des jeunes. A cet égard, le directeur général de la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol), Dominique Reynié, a jugé le "monde médiatique relativement fautif" alors que "l’enjeu numéro 1 de cette relocalisation ou localisation a beaucoup à voir avec une décarbonation de notre société". L’industrie doit être "aménagée dans cet esprit de décarbonation et de désartificialisation des sols", a rebondi Jean-Pierre Corniou, vice-président SIA Conseil. "Nous sommes capables collectivement, en vingt ans, de tirer la France de cette sorte de malédiction qui fait que nous avons oublié qu’entre 1890 et 1914, nous étions le premier pays industriel du monde." Pour cela, l’industrie doit passer d’une logique de main d’œuvre à une logique de "cerveau d’œuvre", une "industrie de l’intelligence", a-t-il professé.

Le président Enjeu industrie et services du pôle de compétitivité Systematic Paris région Ile-de-France a aussi sévèrement remis en cause la stratégie des constructeurs automobiles français : "On n’a pas compris qu’il fallait faire des voitures en France et nulle part ailleurs (…) Le principal poste du déficit commercial est l’automobile."

Virginie Carolo-Lutrot, première vice-présidente de l’Assemblée des communautés de France, appelle elle aussi à "arrêter ce bashing de l’industrie". "Il y a quand même une fenêtre de tir actuellement. Nous sommes dans l’hyper-industrie ; on s’aperçoit que l’industrie en France c’est aussi tous les services qu’il y a autour, l’ingénierie, la maintenance, la recherche et développement, c’est essentiel et c’est ça qui fait vivre les territoires", a-t-elle souligné. "Il faut jouer la carte de la territorialisation, des écosystèmes territoriaux." "La délocalisation est le résultat d’une France qui a été gérée par branche et en silo. La territorialisation des décisions c’est la solution pour mettre en synergie les entreprises entre elles", a-t-elle développé.

Prenant le contrepied d’Harold Huwart et des prises de position de la Fondapol, Virginie Carolo-Lutrot s’est montrée très réservée sur la baisse brutale des impôts de production (l’AdCF, en première ligne sur ce dossier depuis au moins deux ans, préconisait une approche différenciée entre secteurs exposés et non exposés à la concurrence mondiale) : "Nous ne serons jamais low cost en France. On ne sera jamais une usine polonaise." Elle plaide en revanche pour donner plus de marge de manœuvre fiscale aux élus "non pour vendre des m2 mais de la stratégie" : "Je suis prête à exonérer une entreprise pendant 4 ou 5 ans, je n’ai pas le droit de le faire" à l’inverse de ses homologues belges, a-t-elle argué. Dans le même ordre d'idée, Harold Huwart s'étonne que le foncier puisse être subventionné à hauteur de 50% en Hongrie et non en France.