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Gratuité des transports urbains : un observatoire à vocation internationale est lancé

"Sur ce qui fut longtemps un impensé des politiques publiques, trop vite balayé d'un revers de la main, il faut un vrai débat scientifique, plus de recherche donc et plus d'évaluation", a insisté le 5 juin Patrice Vergriete, le maire de Dunkerque, lors du lancement d'un observatoire des villes du transport gratuit porté par cette communauté urbaine et qui nourrit l'espoir de rayonner à l'international.

Coup de maître ou folie ? En septembre dernier, Dunkerque a fait basculer son réseau de bus dans la gratuité totale, devenant de fait la plus grande ville d'Europe à faire ce choix, "qui est avant tout un choix politique et d'allocation des ressources publiques", a rappelé son maire le 5 juin, lors du lancement d'un observatoire des villes du transport gratuit porté par la collectivité dunkerquoise. Ce premier anniversaire des bus gratuits dunkerquois sera fêté lors des deuxièmes rencontres des villes du transport gratuit prévues à Châteauroux les 10 et 11 septembre. Une étude portant sur les effets d'un tel choix pour les pratiques de mobilité, mais aussi sur la fréquentation du centre-ville, la perception d'un renouveau par les habitants et les acteurs du territoire, y sera présentée. D'ici là, les premiers résultats d'une autre étude, plus générale et réalisée par le Groupement des autorités responsables de transport (Gart), aura également été présentée, le 14 juin, lors d'un colloque de ce réseau d'élus qui se tient à Nice.  

À Dunkerque, un choc psychologique lié à la gratuité 

Pour en revenir à l'étude dunkerquoise, elle s'appuie sur les réponses de 2.000 usagers et habitants, interrogés par une dizaine d'enquêteurs durant les mois de mars et avril aux arrêts et dans les bus, en cœur d’agglo. "Nous avons privilégié une approche qualitative centrée sur les habitants et usagers. Des résultats quantitatifs sont d'ores et déjà communicables", éclaire Maxime Huré, enseignant-chercheur et président de Vigs, l’association de chercheurs à l'initiative de l'étude. "Les chiffres sont excellents, le passage à la gratuité a des effets magiques !", n'en revient pas Patrice Vergriete. 

Le premier chiffre tiré de cette phase d’enquête quantitative est signifiant : 50% des usagers du bus déclarent l'utiliser plus souvent qu'avant. La fréquentation s'en ressent : mois après mois, sa courbe ne cesse de croître, en moyenne de 70% ces derniers mois et + 125% les week-ends. L'objectif fixé d'un doublement de fréquentation sera très certainement atteint à la rentrée. Selon le maire, "le choc psychologique attendu a bien eu lieu". Couplé avec le redéploiement du réseau, la gratuité entraîne un changement de culture : "C'est comme si une case transports collectifs s'était créée dans la tête des habitants, qui ne juraient auparavant que par la voiture. Avec un effet d'entraînement sur les autres services, par exemple la navette mise en place durant le carnaval, dont la fréquentation a bondi." L'étude confirme aussi, glisse Maxime Huré,"que la gratuité est perçue par 84% des nouveaux usagers comme le principal élément déclencheur de leur changement d’habitude".

Le report modal fonctionne

Le moyen de transport que ces nouveaux usagers prenaient avant d'opter pour le bus est très majoritairement la voiture, "c'est donc bien un levier de report modal", appuie Patrice Vergriete. Parmi ces nouveaux convertis, 10% se sont même débarrassés de leur véhicule, "souvent la seconde voiture du foyer". Très peu, mais certains tout de même (11,4%) ont délaissé leur vélo pour le bus et 21% des nouveaux usagers interrogés réalisent désormais en bus des trajets qu'ils effectuaient auparavant à pied. "Des raisons de moindre pénibilité pour des publics tels que les scolaires (collégiens) et ouvriers rentrant auparavant à pied sont citées, mais nous allons creuser cet aspect, en septembre vous en saurez plus", commente le chercheur Maxime Huré. 

Observer sans préjugé

Ces premiers résultats de l'étude sur les effets de la gratuité totale à Dunkerque alimentent l'observatoire des villes du transport gratuit fraîchement lancé et dont la coordination technique et scientifique est assurée par Vigs et l’agence d’urbanisme et de développement de la région Flandre-Dunkerque (Agur). À ce stade, le comité scientifique auquel il est adossé reste ouvert. "La démarche est nouvelle mais vitale, non seulement pour toiletter les préjugés qui circulent sur cette gratuité, mais aussi pour l'étudier de façon empirique, sans représentation idéologique, car l'enjeu n'est désormais plus anecdotique. Il intéresse de nombreux élus, ils se pressent à Dunkerque pour venir voir. Cet observatoire sera aussi pour eux un outil d'aide à la décision", complète le maire. Parmi ses missions, la structure se donne celle de suivre en temps réel l’évolution de la gratuité et d'évaluer les effets des politiques publiques de transport gratuit. Avec une dimension a minima européenne. Des collectivités belges et allemandes ont déjà fait connaître leur intérêt. Des contacts ont aussi été pris outre-Atlantique. "En France, une trentaine d'agglos pratiquent la gratuité totale ou partielle, Calais par exemple le fera en septembre 2020, et les études se multiplient à Lyon, Grenoble ou encore Clermont-Ferrand où le sujet est discuté politiquement", conclut Maxime Huré. 

"Make the bus free again !", défend le député Loïc Prudhomme

Lors de l'examen en séance du projet de loi d'orientation des mobilités à l'Assemblée ce 5 juin, le député LFI de Gironde, Loïc Prudhomme, a défendu en vain un amendement pour encourager les collectivités en charge des transports à réfléchir à leur gratuité pour l'ensemble de la population. Ironisant sur la difficulté à communiquer à ce sujet avec le gouvernement, il a traduit ses arguments en "novlangue" à l'attention de la ministre des Transports, Élisabeth Borne. "Cet amendement vise à encourager le gouvernement à mener un benchmarking afin de 'disrupter' la gestion et l’accès des flux de voyageurs, dans des modes de transport 'poly-individuels', en prenant exemple sur les réalités commerciales et les approches multifactorielles déjà mises en œuvre dans les villes de Niort, Dunkerque, Compiègne, Aubagne, Manosque, Châteauroux ou Libourne" (…), a-t-il développé. "L’accès aux transports sans billettique permet de libérer les énergies proenvironnementales individuelles et ainsi, collectivement, de prendre le lead sur les objectifs environnementaux assignés par les accords sur le climat internationaux", a-t-il poursuivi.
"Parmi les effets induits par cette pratique de mobilité renouvelée et libéralisée, il est à noter que la cohabitation des différents publics présents dans l’open space du véhicule – conducteurs, passagers, clients, usagers – se trouve sur un mode de relations interpersonnelles apaisé, même sans intermédiation. Ainsi, par cette dynamique RH, l’efficacité opérationnelle est améliorée pour les conducteurs", a-t-il argumenté. Et d'ajouter : "en ce qui concerne l’objectif initial de réallocation modale des flux de personnes transportées, on observe que le transfert se produit de façon automatique et significative, du fait de la flexibilité apportée par l’accès sans billettique, qui relègue le véhicule individuel dans le vieux monde. Par ailleurs, les machines destinées à délivrer les titres de transport ainsi économisées génèrent une marge redirigée vers les agents humains chargés de l’accueil et de la répartition des voyageurs, garantissant ainsi un effet win win sur tout le process". "En un mot, a-t-il conclu à l'adresse de la ministre, pour make the planet great again, rendez gratuite la mobilité collective urbaine ou, si je puis me permettre, make the bus free again !"
Même si elle a reconnu ne pas "décoder" entièrement la "novlangue" maniée avec dextérité par le député, Élisabeth Borne a répliqué que pour elle, "la gratuité n'existe pas" et revenait à "déplacer le curseur entre les contribuables et les usagers". "Certes, la gratuité peut être un levier dans de petits réseaux qui rencontrent des problèmes d’attractivité, a-t-elle admis. Mais, pour les plus gros réseaux, vouloir la gratuité équivaut à demander qui paiera à la place des usagers – en Île-de-France, par exemple, ceux-ci apportent 3,8 milliards d’euros de recettes. Cela revient à reporter une charge supplémentaire soit sur les ménages, soit sur les entreprises. Or les Français nous l’ont dit clairement : ils ne souhaitent pas d’impôts supplémentaires."
Anne Lenormand / Localtis