L'élevage sacrifié sur l'autel du "commerce intelligent" ?

Le Salon des productions animales (Space) a fermé ses portes jeudi dans un climat morose pour l'élevage français. En dix ans, le nombre de fermes a chuté de 30%, indiquent les chambres d'agriculture. Une situation particulièrement "saillante" pour les vaches laitières, avec une production en chute de 4,7% début 2023. Des perspectives assombries encore par la conclusion de nombreux accords de libre-échange.

Après avoir sonné le tocsin il y a quelques jours sur la situation de la "Ferme France" (voir notre article du 31 août), les chambres d'agriculture reviennent à la charge à l'occasion du Salon des productions animales (Space) qui s'est tenu jusqu'à jeudi à Rennes. Dans une étude publiée le 12 septembre, qui s'appuie notamment sur le dernier recensement agricole, Chambres d'agriculture France dresse l'état des lieux de l'inexorable déclin de l'élevage en France. Entre 2010 et 2020, le pays a ainsi perdu 20,4% de ses exploitations, soit 100.000 de moins, mais avec des situations très contrastées, l'élevage présentant le profil le plus inquiétant : - 30%, 63.000 exploitations en moins, soit les deux tiers de l'érosion enregistrée. Sur la même période, pas moins de 80.000 emplois ont disparu.

"Le décrochage est particulièrement saillant en élevage laitier, où les exploitations sont passés de 175.000 en 1988 (quatre ans après l'instauration des quotas laitiers, ndlr) à 35.000 en 2020", souligne l'étude. "L’encadrement des volumes de lait par État membre n’a nullement permis ni de ralentir, et encore moins de stopper, l’hémorragie du nombre d’éleveurs laitiers."

En dix ans, les élevages bovins de viande ont perdu quant à eux 14.000 exploitations, les élevages d’ovins-caprins 20.000 et les élevages de granivores (porcins et volailles) 10.000.

60% de la volaille consommée dans la restauration collective est importée

Cette situation se répercute logiquement sur les cheptels dont les effectifs chutent. Ce que l'étude nomme la "décapitalisation". Celle-ci a un impact sur la production de lait qui recule de 4,7% sur les quatre premiers mois de 2023 par rapport à la moyenne quinquennale. De même les abattages enregistrent une baisse de 4% en 2022. La France constitue toujours le premier cheptel bovin de l’Union européenne avec près de 17 millions de têtes en 2022. Mais qu'il s'agisse des vaches allaitantes ou laitières, leur nombre baisse de 2 à 3% par an, alors qu'en Pologne le cheptel progresse de façon continue d’environ 100.000 têtes par an depuis près de 10 ans. Le cheptel porcin s'érode, lui, d'environ 2,2% par an et le cheptel ovin a connu une chute de 6% en 2022.

"Les évolutions enregistrées interrogent, non seulement sur la capacité de la France à conserver ses parts de marché à l’export, mais aussi sur l’approvisionnement du marché national et sur l’accroissement de la dépendance de la France vis-à-vis de produits importés ne correspondant pas aux critères de durabilité affichés par la France", déplore les chambres d'agriculture dans un communiqué, faisant valoir que 60% de la volaille consommée dans la restauration collective est importée. Si en 2022, la France affiche un excédent commercial pour les bovins vivants, ce n'est pas le cas pour la viande transformée. En progression constante, le déficit atteint 391 millions d'euros pour la "viande fraîche".

"Si la France conserve encore un excédent commercial global sur la viande bovine, l’érosion de la compétitivité provient essentiellement de nos échanges avec les partenaires de l’UE à 27 (…). Depuis la crise économique et financière de 2008-2012, l’essentiel de l’origine de l’excédent (…) est obtenu avec les pays tiers", expliquent les auteurs.  Mais pour combien de temps ? L'étude relève en effet "l'écrasante domination" du Brésil dans les échanges mondiaux de viande bovine, avec 2,7 millions de tonnes de viande exportées, devant les États-Unis (1,5), l’Inde (1,4), puis l’Australie (1,2).

Boeuf brésilien, poulet ukrainien

De manière générale, le continent américain est très présent sur ce secteur. "Que ce soit le Paraguay, le Brésil, l’Uruguay et l’Argentine, l’exportation de viande bovine reste une priorité pour ces quatre nations qui, précisément, forment le Mercosur, avec lequel l’UE a négocié puis signé un accord de libre-échange en juin 2019, et dont la phase de ratification suscite de vives tensions depuis le premier semestre 2022", est-il rappelé. L'UE compte accorder à ces pays un contingent de 99.000 tonnes assorties d’un droit de douane réduit à 7,5%. Pourtant en 2018, les autorités françaises avaient estimé qu'un contingent de 70.000 tonnes ne serait "pas soutenable" ; elles entendaient alors imposer des "lignes rouges" à Bruxelles

Un autre sujet inquiète les éleveurs : les importations de poulet en provenance d'Ukraine, exemptées de droits de douane par solidarité avec le pays. Selon l'interprofession de la volaille Anvol, les importations venues de ce pays ont augmenté de 75% en six mois. De manière globale, les importations globales de poulet ont augmenté de 56% depuis 2010 et représentent 50% des poulets consommés en France. Devant l'AFP, le ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau, s'est refusé mardi à actionner la "clause de sauvegarde" sur le poulet ukrainien, comme le lui demandait l'interprofession, au motif de "ne pas envoyer de signaux hostiles à l’Ukraine".

L'étude des chambres d'agriculture montre aussi qu'entre 1980 et 2021, les Français ont réduit leur consommation annuelle de viande de 15 kg. Aujourd'hui, la tendance pour les ventes de produits d'élevage bio est "particulièrement préoccupante". En 2022, elles ont reculé de 13%.

Mercosur : un accord signé "d'ici la fin de l'année" ?

Ces signaux négatifs interviennent dans un climat de défiance vis-à-vis de l'élevage. Outre les défenseurs du bien-être animal, la Cour des comptes a elle-même récemment sonné la charge, appelant une "réduction importante du cheptel", officiellement pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre et lutter contre le réchauffement climatique. Mais à quoi bon réduire le cheptel si c'est pour encourager les importations ?, interroge à demi-mots l'étude. "Les impacts potentiels d’accords de libre-échange sont à l’origine d’une perspective économique assombrie, et ne sauraient être sous-estimés", prévient le président de Chambres agriculture France, Sébastien Windsor, en introduction.

Lors du salon Space, Marc Fesneau n'a eu de cesse de donner des gages. Mardi, il s'en est pris aux "gens qui passent leur temps à dézinguer les activités agricoles et l'élevage". Ils "servent les gens qui veulent importer leurs produits chez nous, ils servent la baisse de souveraineté", a-t-il déclaré, selon des propos relayés par l'AFP, dénonçant "une forme de naïveté confondante qui nous livrerait en termes d'alimentation à des gens qui ne sont pas nos amis". Rebelote ce jeudi sur Public Sénat. "On essaye de faire appliquer les accords de Paris sur le climat à l’espace européen. Si on signe des accords avec des gens qui ne les respectent pas – sur la déforestation, sur la lutte contre les gaz à effet de serre –, ce n’est pas la peine de demander aux Européens et aux agriculteurs européens de les respecter", a-t-il déclaré renvoyant aux fameuses "clauses miroirs"…

Une ardeur qui semble avoir peu d'effets sur la Commission européenne. Défendant le "commerce intelligent", la présidente Ursula von der Leyen a indiqué, dans son discours sur l'état de l'Union, le 13 septembre, viser une conclusion du Mercosur "d'ici la fin de l'année", en même temps que deux autres accords avec l'Australie et le Mexique, suivis d'autres accords avec l'Inde et l'Indonésie. Le Chili, la Nouvelle-Zélande et le Kenya ayant déjà ouvert le bal.

La Confédération paysanne s'offusque, dans un communiqué du 10 septembre, que "la France applique depuis près de six ans le Ceta, accord de libre-échange UE-Canada, sans l'avoir ratifié au niveau de son Parlement" ! "En ces temps de Coupe du monde de rugby dans l'Hexagone, faisons en sorte que "France-Nouvelle Zélande", "France-Argentine", "France-Australie" restent de belles affiches de rencontres de rugby plutôt qu'incarner des flux, exemptés de droits de douane, de viande ovine congelée traversant la planète ou de viande bovine à bas prix traversant l'Atlantique", clame le syndicat.