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Relations justice – élus locaux : "deux mondes qui parfois ne se parlent pas"

Les relations – ou plutôt leur absence – entre la justice et les élus locaux continuent d’alimenter la chronique. La délégation aux collectivités territoriales du Sénat a auditionné coup sur coup Adeline Hazan, auteur d’un récent rapport – toujours non publié mais dont elle a dévoilé les conclusions – sur le sujet, et le garde des Sceaux. Tous deux déplorent le fossé qui sépare encore ces deux mondes, en dépit de rapprochements certains. Le ministre a annoncé la remise d’un nouveau rapport le 8 mars prochain.

"La justice et les collectivités territoriales sont toujours deux mondes qui s’ignorent. Pourtant, on ne compte plus les rapports faits depuis des décennies", pointe Adeline Hazan le 17 février dernier, lors de son audition par la délégation aux collectivités territoriales du Sénat.

Rapports qui se succèdent

Ces rapports continuent de s’empiler à bon rythme. La magistrate honoraire, ancienne maire de Reims, était d’ailleurs auditionnée pour présenter les conclusions de son propre rapport visant à "mieux articuler la justice avec les territoires". Bien que remis en mai 2021, "le cabinet du garde des Sceaux n’a pas encore donné l’autorisation de publication", précise-t-elle. Et auditionné à son tour par la même délégation ce 23 février, Éric Dupond-Moretti a annoncé qu’un nouveau rapport – celui du groupe de travail qu’il a constitué ex abrupto lors du dernier congrès des maires (voir notre article du 19 novembre 2021) – sera rendu sur le sujet le 8 mars prochain. En espérant qu’il se concentrera davantage sur les solutions que sur les constats, qui semblent désormais relativement partagés.

Des progrès

Comme la magistrate, l’ancien avocat fait le "constat de deux mondes qui parfois ne se parlent pas, en silos" alors que "leur coopération très étroite est absolument indispensable". "Afin de dissiper un certain nombre d’incompréhensions", le garde des Sceaux souhaite d’ailleurs que "l’école nationale de la magistrature ouvre ses portes aux élus".

L’un comme l’autre font pour autant état de certains progrès. "La nécessité d’une meilleure collaboration est non seulement maintenant acceptée par tous, et même revendiquée", souligne Adeline Hazan. Elle confesse que jusqu’à une période récente, "les magistrats considéraient que le seul fait de parler avec les élus constituait une atteinte à leur indépendance. Heureusement, on n’en est plus là. Les magistrats se rendent de plus en plus compte qu’on ne peut pas être dans sa tour d’ivoire, qu’ils ne peuvent plus être déconnectés des territoires". Pour l’heure, elle estime néanmoins qu’un "magistrat ne connaît pas son territoire". Pour y remédier, l’ancienne élue propose notamment "qu’ils puissent participer à la procédure d’élaboration du Scot".

De son côté, le ministre met en avant les résultats obtenus depuis son arrivée place Vendôme. Et de vanter la mise en place de "sucres rapides", entendre le recrutement de contractuels au soutien des parquets et du siège, la nomination de magistrats référents pour les élus locaux ou encore d’adresses courriels dédiées. Tout en concédant que certains parquets rechignent à mettre en œuvre ses préconisations (voir notre article du 17 février 2022). Pour affiner l’état des lieux, une cartographie recensant bons et mauvais élèves sera d’ailleurs communiquée aux sénateurs.

Des instances partenariales défaillantes

Avec une perspective plus large, Adeline Hazan a également mis en avant le développement ces dernières années de diverses instances partenariales. Elle estime toutefois que leur "succès bute sur la méconnaissance de l’institution judiciaire par les élus et la formation insuffisante des magistrats" à ces dispositifs.

Dans le détail, elle pointe le fait que les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) sont souvent considérés comme des "grands messes" peu opérationnelles (voir notre article du 31 janvier 2020 pour un avis différent du secrétaire général d’alors du CIPDR), "quand ils existent : en 2018, sur 1.186 communes devant en créer, seuls 805 étaient recensés, dont 624 déclarés actifs et 181 en sommeil" (756 recensés fin janvier 2020). Pour les revivifier, elle propose de former les procureurs à leur animation, mais aussi de s’inspirer davantage de la méthodologie des conseils départementaux de l’accès au droit, les instances qui "fonctionnent le mieux", selon elle.

Tel n’est en revanche pas le cas à ses yeux des nouveaux conseils de juridiction, conçus comme "des lieux d’échanges et de communication entre la juridiction et la Cité", désormais obligatoires mais qui restent encore largement inconnus, comme l’a relevé le sénateur Thierry Cozic. "L’objectif assigné n’est pas toujours atteint, les créations restent insuffisantes, leur finalité est encore floue pour un certain nombre de juridictions", déplore l’ancienne magistrate. Estimant que l’absence des élus nationaux en leur sein constitue un "frein à leur efficacité", elle plaide pour que la présence de ces derniers soit rendue obligatoire par la loi. Elle suggère également de rendre obligatoire la présentation d’un bilan annuel de ces conseils de juridiction lors des audiences solennelles de rentrée des juridictions, qualifiées de "super super super grands messes où la Justice délivre sa bonne parole – surtout des statistiques", de manière "très descendante, pour ne pas dire condescendante". On relèvera que certaines cours ont pris de l’avance. Ainsi, la cour d’appel de Nantes a-t-elle remplacé en 2021 son audience solennelle par la tenue d’un conseil de juridiction. Autre préconisation de l’ancienne magistrate, soumettre à avis conforme de ces conseils de juridiction toute modification de la carte judiciaire.

Un sujet toujours sensible, que l’élue n’entend pas esquiver. Déplorant l’inadéquation entre les maillages judiciaire et administratif, elle plaide pour reprendre la réflexion sur le regroupement des 36 cours d’appel en 17 cours régionales. Initié par l’ancienne garde des Sceaux Nicole Belloubet, ce projet avait été accepté par la conférence nationale des présidents de cour d’appel, mais abandonné face aux levées de boucliers des barreaux et d’élus, précise-t-elle. "Un sacré chantier, engendrant d’innombrables polémiques. Ce sera pour après", a botté en touche Éric Dupond-Moretti, interrogé sur le devenir de cette proposition.

Formations et informations encore insuffisantes

Au-delà de ces instances, Adeline Hazan juge que le dialogue entre justice et élus a "fait l’objet d’évolutions positives", notamment via la loi Engagement et proximité (voir notre article du 23 janvier 2020). Mais là encore, le verre lui semble plutôt à moitié vide. Évoquant la présentation que préfet et procureur doivent désormais faire aux maires, après le renouvellement général des conseils municipaux, des attributions que ces élus exercent comme officiers de police judiciaire et de l'état civil (voir notre article du 7 juillet 2020), elle dénonce une approche unilatérale : "Le fait que l’État explique aux maires quel est leur rôle en dit long sur l’état d’esprit", dit-elle, jugeant "indispensable que l’institution judiciaire soit vraiment explicitée à l’ensemble des élus locaux" à cette occasion et regrettant plus généralement "le peu de volonté de la part de la justice d’expliquer ce qu’elle fait". Aussi propose-t-elle d’imposer par la loi à l’institution judiciaire de présenter son action devant les assemblées nouvellement élues (conseils municipaux, intercommunaux, départementaux et régionaux).

Plus encore, elle juge indispensable l’amélioration de la transmission des informations entre maires et procureurs, "obligation très insuffisamment remplie". "Il est scandaleux, inadmissible qu’un élu signalant un fait délictueux au procureur n’obtienne aucune réponse" à sa demande de suivi, s’emporte-t-elle.

Divergences sur le rappel à l’ordre

Si la magistrate honoraire plaide pour un renforcement des relations entre magistrats et élus, elle insiste pour autant sur la nécessité que "chaque partenaire reste à sa place" : "Ce serait la pire des choses que le maire se transforme en juge. Il n’y a rien de pire que la confusion des rôles", "le rappel à la loi [rappel à l’ordre] doit être fait par le magistrat. Ce n’est pas le rôle du maire".

Un avis que ne partage par Éric Dupond-Moretti, qui promeut au contraire les conventions de rappel à l’ordre signées par près de 60% des tribunaux judiciaires avec les communes. "Il faut dire aux maires que c’est utile", insiste-t-il, après avoir, par circulaire de décembre 2020, invité les procureurs à encourager les maires à y recourir (voir notre article du 17 décembre 2020). Le ministre concède toutefois que "des maires n’entendent pas le mettre en œuvre". Certains jugent en effet paradoxale la promotion de cet outil au moment où le rappel à la loi, accusé par le Premier ministre de "ridiculiser l’autorité de l’État", vient d’être remplacé par un "avertissement pénal probatoire" (voir notre article du 27 septembre 2021).

Peur sur les villes

D’ailleurs, par circulaire de septembre 2020, le garde des Sceaux recommandait déjà aux procureurs d’"éviter les simples rappels à la loi" face aux agressions d’élus (voir notre article du 8 septembre 2020), qui ne sauraient il est vrai être considérées comme des "incivilités". Ces agressions sont un "coup très fort porté à la démocratie", alerte d’ailleurs la présidente de la délégation du Sénat, Françoise Gatel. Las, elles sont en hausse "très significative : 1.186 élus agressés dans les onze premiers mois de de 2021", recense-t-elle. Une liste qui ne cesse de s’allonger. La veille de l’audition du garde des Sceaux par exemple, l’Association des maires d’Île-de-France condamnait l’agression, le 21 février, du maire de Roissy-en-Brie (77). Lors de l’audition, Françoise Gatel déplorait elle aussi "la peur qui s’installe, avec une emprise sur la famille, et qui peut mettre en cause la volonté d’engagement des élus".