Services publics : l'IA, promesse ou péril démocratique ?
Alors que l'intelligence artificielle s’impose dans tous les secteurs, la fondation Jean-Jaurès alerte sur ses impacts pour le service public. Le rapport appelle à construire une IA d'intérêt général, sous supervision humaine et encadrée par une doctrine claire, à garantir la souveraineté numérique et ne pas reproduire les erreurs de la dématérialisation.

© Fondation Jean-Jaurès et Adobe stock
Elle irrigue désormais tous les services publics français : des algorithmes optimisent la circulation, calculent les droits sociaux, orientent les parcours éducatifs ou automatisent la gestion de l'énergie. L'IA est partout. Mais derrière les promesses de gain d'efficacité se cache un enjeu fondamental : garder la main sur le destin collectif.
Dans son rapport "Le service public à l'épreuve de l'intelligence artificielle", coordonné par Émilie Agnoux et Johan Theuret, la fondation Jean-Jaurès prévient : sans doctrine claire ni pilotage ferme, l'IA pourrait creuser les inégalités d'accès aux droits, accroître la dépendance de l'État aux géants technologiques et fragiliser la cohésion sociale. "L'IA ne peut pas être un simple levier de productivité budgétaire", résume Émilie Agnoux, interrogeant au passage le "modèle démocratique et la souveraineté des choix publics".
Former massivement
Premier constat : beaucoup d'administrations, notamment locales, expérimentent déjà l'IA, mais sans toujours en mesurer les conséquences ou les risques. Le rapport pointe un déficit de formation et de culture commune. Il plaide pour un plan national massif : élus et agents publics doivent être formés "en préalable" pour comprendre, critiquer et superviser les outils. L'objectif est double : éviter une adoption subie et permettre aux équipes de rester maîtresses de leurs savoir-faire. Le texte va jusqu'à recommander de désigner des "référents IA" dans chaque administration, à l'image des "chief data officers" pour la donnée publique.
Investir dans des modèles d'IA souverains
Deuxième point d'alerte : la dépendance technologique. À l'heure où la quasi-totalité des grands modèles d'IA sont conçus et hébergés hors d'Europe, le rapport souligne le risque d'un service public captif de fournisseurs privés et de solutions opaques. Pour y répondre, la fondation appelle à investir dans des modèles d'IA souverains, open source, entraînés sur des données publiques maîtrisées et protégées.
Et cela a été dit et redit, l'enjeu est aussi environnemental : privilégier des modèles frugaux et spécialisés, moins gourmands en énergie, plutôt que de recourir systématiquement aux grands modèles généralistes, coûteux et peu adaptés aux missions de terrain.
80 % des citoyens préfèrent un contact humain
Troisième pilier du rapport : replacer l'humain au cœur du service public. L'automatisation peut simplifier certaines tâches administratives, mais ne doit pas supplanter la relation entre agents et usagers. Selon le baromètre Data Publica cité dans l'étude, 80 % des citoyens préfèrent un contact humain, quitte à patienter, plutôt qu'un chatbot disponible à toute heure (voir notre article du 13 novembre 2024). Or la qualité d'un service public se mesure autant à l'efficacité des démarches qu'à l'attention portée à chaque situation individuelle. La fondation propose donc d'instaurer une "supervision humaine systématique" : toute décision impactant un droit social, une allocation ou un accès à un service doit être validée par un agent compétent.
Éviter de reproduire les écueils de la dématérialisation
Pour éviter de reproduire les écueils de la dématérialisation – qui a pu éloigner de nombreux publics fragiles de leurs droits –, la fondation Jean-Jaurès liste 15 propositions concrètes. Parmi elles : systématiser la participation citoyenne autour des usages de l'IA (conventions citoyennes, forums délibératifs), renforcer la transparence des algorithmes (accès au code source, publication des critères de décision) et créer un observatoire public indépendant chargé de recenser, auditer et évaluer les usages de l'IA dans l'administration.
En résumé, le message de la fondation Jean-Jaurès est clair : l'IA peut devenir une opportunité pour le service public si, et seulement si, elle est pensée comme un levier pour renforcer la confiance des citoyens, améliorer les conditions de travail des agents et garantir la souveraineté des choix publics. Sans vision ni encadrement, la fondation estime qu'elle risque au contraire de précipiter un affaiblissement de la puissance publique au profit de solutions importées, coûteuses et parfois opaques.
"Les échéances électorales des deux ans à venir au niveau local et national seront des occasions de clarifier les différents projets politiques en matière d'IA" estime le rapport qui invite les décideurs à prendre dès à présent la mesure de ces enjeux et à faire de l'IA un objet de débat démocratique à part entière. "Il faut refuser la naïveté technologique", conclut Johan Theuret avec cette formule "l'IA doit rester un outil au service de l'humain, et pas l'inverse".