IA dans les collectivités : le CNFPT cartographie pratiques, attentes et craintes du terrain
À travers une série de fiches thématiques, le CNFPT livre un panorama des usages et questionnements suscités par l'arrivée de l'intelligence artificielle dans les collectivités territoriales. Cette enquête exploratoire, pilotée par la vice-présidente Marie Mennella, vise à éclairer les actions futures de l'établissement en matière de formation et d'accompagnement, alors que les usages de l'IA progressent rapidement, souvent en dehors de tout cadre formel.

© CNFPT
Face à une mutation technologique aussi rapide que profonde, le CNFPT a lancé, à l'automne 2024, une mission confiée à Marie Mennella, vice-présidente (CFDT) en charge du collège des organisations syndicales. Objectif : dresser un premier état des lieux qualitatif des usages, des perceptions et des besoins des collectivités en matière d'intelligence artificielle, notamment générative.
Cette démarche a donné lieu à une enquête exploratoire menée auprès d'élus, de cadres territoriaux, de représentants syndicaux et d'agents de terrain. "L'intelligence artificielle est une mutation profonde qu'il nous faut accompagner et non pas subir", a souligné la rapporteure, reprenant les mots du président du CNFPT Yohann Nédélec. Les résultats ont été synthétisés dans dix fiches thématiques, dévoilées en mai 2025, qui reflètent la diversité des pratiques comme des préoccupations.
Des usages dispersés mais en forte croissance
Le contexte est celui d'une croissance exponentielle des projets d'IA dans les territoires. D'après l'Observatoire de la Data, le nombre de projets locaux est passé de 5 en 2021 à plusieurs centaines en 2024. Les collectivités, petites ou grandes, s'emparent de ces technologies, souvent via des expérimentations locales : rédaction assistée, traitement des mails, transcription de réunions, chatbots internes ou à destination des usagers.
L'outil Delibia, par exemple, est testé dans plusieurs collectivités pour assister à la rédaction de délibérations et d'actes administratifs. Il est jugé utile, mais appelle à vigilance : "La compétence agent reste indispensable", rappellent les retours d'expérimentation. L'IA est perçue comme une aide, pas comme un substitut.
Opportunités : gain de temps, qualité, innovation
Les bénéfices attendus sont bien identifiés : assistance à la rédaction, automatisation des tâches répétitives, gain de temps, amélioration de la qualité des services… L'IA peut aussi faciliter le travail des agents, y compris dans des fonctions non administratives. Des expérimentations concernent par exemple l'aide à la décision en matière de gestion des déchets, la personnalisation de l'information pour les usagers de MDPH, ou encore le suivi de la propreté urbaine via des jumeaux numériques.
Certains outils, comme l'agent conversationnel "Albert" déployé par l'État dans les maisons France Services, sont cités comme de bons exemples d'IA "souveraine" mise au service des agents pour mieux répondre aux usagers (voir notre article du 30 mai 2024).
Risques : perte de contrôle, fracture numérique, intensification du travail
Mais les risques sont tout aussi nombreux. L'absence de cadre formel pour les usages spontanés – appelés "shadow IA" – inquiète. Des usages se développent à l'initiative des agents, sans validation hiérarchique ni sécurisation des données. "Il y a un principe de réalité : les usages existent. Fermer les yeux, c'est risquer des dérives", prévient un cadre interrogé.
Les craintes portent aussi sur la perte de contrôle des données, la dépendance aux prestataires, les surcoûts budgétaires à venir et l'impact environnemental des IA, en particulier génératives. En matière de conditions de travail, l'IA peut intensifier la charge mentale, déplacer la complexité vers les agents humains et renforcer les inégalités selon les niveaux d'acculturation numérique.
Inclusion et dialogue social à renforcer
Le risque de fracture numérique entre agents – voire entre collectivités – est largement relevé. Tous les répondants insistent sur la nécessité d'un socle commun d'acculturation. Le CNFPT est attendu pour y contribuer, par des actions de formation (voir notre article du 26 mai 2025), mais aussi de sensibilisation, de méthodologie et d'accompagnement managérial.
Le dialogue social est une autre condition essentielle pour réussir l'intégration de l'IA. Certaines régions, comme l'Occitanie, ont déjà mis en place des groupes de travail associant direction, représentants du personnel et agents, avec des étapes d'idéation et d'évaluation. L'expérience de la F3ST (formation spécialisée en santé, sécurité au travail) montre qu'un langage commun est nécessaire pour éviter les tensions et clarifier les attentes.
Cadre juridique, méthode, formation : le besoin d'un cap
Les fiches soulignent aussi l'urgence de développer un cadre juridique et éthique clair. Plusieurs collectivités ont interdit temporairement certains outils avant de devoir ajuster leur position. D'autres ont édicté des chartes internes ou des notes de service encadrant les usages. Mais la demande d'un cadre partagé, national ou territorial, revient avec insistance.
Sur le plan opérationnel, les collectivités attendent du CNFPT des outils pour construire des projets IA solides : guides méthodologiques, études de cas, accompagnement au choix des solutions, formation des cadres et des agents. Une dizaine de fiches identifient les compétences à développer et les formats de formation à privilégier, en lien avec les situations concrètes de travail.
Une feuille de route pour l'action publique
Cette première cartographie des usages de l'IA dans les collectivités dessine une feuille de route pour l'action publique. Elle montre une administration locale en mouvement, curieuse, mais aussi prudente, qui cherche à expérimenter sans se perdre, à innover sans s'isoler, à moderniser sans sacrifier ses valeurs. "L'IA aura l'importance qu'on voudra bien lui donner, et la confiance qu'on voudra lui accorder", résume un témoignage dans les fiches. Pour que cette confiance soit collective, il faudra conjuguer stratégie, pédagogie, transparence… et coopération entre acteurs.
Le CNFPT, en publiant ces fiches et en ouvrant la voie à une démarche continue, se positionne ainsi comme un acteur clé pour aider les collectivités à "prendre le train d'une IA éthique et responsable ".