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Les coopérations territoriales sont-elles l'avenir de la décentralisation ?

La décentralisation telle que conçue depuis les années 1990, de même que les grandes politiques territorialisées de l'Etat (politique de la ville, contrats de plan Etat-régions...) se trouvent aujourd'hui dans une impasse, conclut un récent rapport de la fondation Terra nova. Au travers de ses 15 propositions, il place les coopérations territoriales au cœur des modalités d'action des collectivités.

Plus les jours passent et plus s'éloigne l'hypothèse de voir le projet de loi "4D" (pour décentralisation, différenciation, déconcentration et décomplexification) être examiné prochainement en conseil des ministres (même si Jean Castex a mentionné vendredi 5 février à Mont-de-Marsan "la future loi 4D"). "Ce texte disparaît des radars de nos travaux parlementaires, nous avons tout simplement peur que le quatrième 'D' ne soit celui de la déprogrammation", s'alarmait récemment le sénateur (LR) Mathieu Darnaud.

Mais il est des acteurs qui ne regretteront pas ce possible changement au programme de l'exécutif. Mieux vaut que cette réforme, bien en-deçà des ambitions décentralisatrices de Territoires unis (notamment en matière de santé), ne voie pas le jour, considérait le mois dernier Renaud Muselier, président de Régions de France. Du côté des cercles de réflexion, Terra nova n'exprime, de même, aucune déception. Ce projet de loi représente "au mieux le statu quo, au pire un pas en arrière", estiment Daniel Béhar et Aurélien Delpirou, dans un récent rapport, élaboré au nom de ce think tank classé à gauche. Selon ces enseignants à l'Ecole d'urbanisme de Paris, la décentralisation n'est plus qu'une affaire de "rationalité administrative", de périmètres et de répartition des compétences suivant le sacro-saint principe de spécialisation. En tant que telle, elle participe à la désaffection démocratique. En effet, le législateur semble n'avoir pas pris en compte la mobilité des Français au sein de "bassins de vie dilatés" et leur "multi-appartenance". Un phénomène qui touche les habitants des métropoles, mais aussi, "plus encore", ceux des campagnes. Par ailleurs, les nouveaux défis de l’action publique que sont la cohésion territoriale et la transition écologique exigent des réponses qui ne sont pas limitées par les frontières administratives, pointent les universitaires.

Changer de paradigme

Dans ce contexte, "l’enjeu n’est pas celui d’un énième acte d’approfondissement de la décentralisation, mais d’un changement de paradigme", concluent-ils. Il convient tout simplement de "passer à 'l’après-dé-centralisation'", de muer vers un "âge 2". Comment ? Tout simplement en reconnaissant et généralisant un certain nombre de pratiques des acteurs publics locaux qui, sur le terrain, ont déjà pris en compte les évolutions de la société. Des interventions et des modes d'organisation fondés sur la coopération territoriale, tels que les contrats de réciprocité, qui ont vu le jour à partir de 2015 entre des métropoles (Brest, Toulouse, Montpellier, Nantes) et leur périphérie.

Exit donc les règles de partage des compétences, qui se révèlent "inefficaces". Il reviendrait aux élus locaux eux-mêmes de décider du partage de leurs rôles respectifs, au moyen d'un "contrat de territoire" élaboré à chaque début de mandat. Cela serait rendu plus aisé par la "synchronisation" des mandats régionaux, départementaux et locaux. On notera que ces propositions figuraient déjà, presque mot pour mot, dans le rapport que le groupe de travail de Terra nova sur la décentralisation (présidé par Yves Colmou et Victor Broyelle) avait remis il y a dix ans.

Pourraient ainsi se développer des échanges réciproques ("gagnant-gagnant") entre tous les échelons. Les coopérations pourraient prendre notamment la forme d'une "mutualisation des expertises" au profit des petites collectivités. Afin qu'elles imprègnent vraiment l'action publique, l'Etat leur apporterait un soutien fort en conditionnant ses financements à leur existence. 

Une telle révolution s'accompagnerait d'une transformation du rôle de l'Etat. Celui-ci renoncerait à la politique de la ville et aux contrats de plan Etat/région, lesquels sont "en voie d'épuisement". Il verrait alors son action "recentrée" sur la mise en œuvre de programmes sectoriels (éducation, santé, emploi, sécurité), "qui ont fait preuve de leur efficacité opérationnelle". De plus, ses fonctions de régulation nationale en matière de transition écologique seraient renforcées.

Projets de territoire

Plusieurs propositions du rapport sont loin d'être inspirées par les innovations locales. Comme celles qui promeuvent l'élection des exécutifs intercommunaux au suffrage universel direct - dans un "objectif de démocratisation du bloc local" - et la transformation des intercommunalités en collectivités de plein exercice. De tels changements s'accompagneraient à terme du non-cumul des fonctions de maire et de membre de l'exécutif intercommunal. Ces recommandations ne relèvent-elles pas du registre du "mécano institutionnel" auquel les auteurs rattachent les ajustements opérés ces dernières années et qu'ils souhaiteraient dépasser ?

En tout cas, sans surprise, elles sont loin de faire l'unanimité. L'une des premières associations de collectivités territoriales à réagir, l'Association nationale des pôles d’équilibre territoriaux et ruraux et des pays (ANPP), se dit "dubitative". A l'inverse, elle exprime son "entier accord" avec les pistes visant à développer les coopérations territoriales. En regrettant toutefois que les auteurs n'aient pas davantage pris en compte les territoires de projet dans leurs analyses. Ces regroupements de communautés autour d'un projet de territoire défini avec l'ensemble des acteurs locaux, et ayant vocation entre autres à mutualiser l'ingénierie, étaient au nombre de 272 en 2019, et concernaient près de la moitié de la population française.

Depuis la publication de leur rapport, les deux universitaires ont pris leur bâton de pèlerin, rencontrant notamment les associations d'élus et le cabinet de la ministre de la Cohésion des territoires. Prochaine étape : une visioconférence, que l'Institut de la gouvernance territoriale et de la décentralisation organise le 11 février, en leur présence. Comme eux, "toute une série de gens s'interrogent sur l'épuisement du modèle de décentralisation à la française", constate Daniel Béhar après les premières rencontres. Le chercheur observe par ailleurs que les futurs contrats de relance et de transition écologique pourraient être l'occasion de voir se concrétiser leur souhait d'une accélération des coopérations territoriales.

LES 15 PROPOSITIONS DE TERRA NOVA

Répondre à l’impasse du partage des compétences en distinguant deux blocs

• n° 1 Organiser deux blocs de collectivités : le bloc de niveau intermédiaire (départements et régions) et le bloc local (communes et intercommunalités).

• n° 2 Supprimer toutes les règles nationales de partage des compétences au sein de ces blocs, condition indispensable à la différenciation effective des politiques territoriales.

• n° 3 Synchroniser les mandats régionaux, départementaux et locaux et rendre obligatoire au début de chacun d’entre eux la définition d’un "contrat de territoire" programmatique, établissant pour une durée limitée, en fonction des projets à l’agenda politique, le partage des rôles entre collectivités. L’État et ses agences pourront être associés à l’élaboration de ce programme, pour y contribuer.
 

Différencier le fonctionnement politique du bloc local

• n° 4 Différencier les responsabilités politiques de la commune de celles de l’intercommunalité

La commune : la responsabilité des liens sociaux

▫ Mettre les fonctions de délibération collective, d’animation de la vie sociale et d’organisation du dialogue citoyen au coeur du pouvoir communal.

▫ Recentrer la légitimité du maire sur son rôle de facilitateur du « pouvoir d’agir » citoyen.

L’intercommunalité : la responsabilité des liens territoriaux

▫ Ériger les intercommunalités en collectivités de plein exercice et leur confier un rôle d’« autorité organisatrice » de l’action collective locale.

▫ Encourager un transfert généralisé des compétences sectorielles à l’intercommunalité et leur confier un rôle d’« ensemblier » des politiques publiques.

▫ Multiplier les coopérations à géométrie variable en fonction des enjeux à traiter et des interdépendances à organiser (mobilité, logement, environnement), à la fois en interne (entre les communes) et en externe (avec d’autres EPCI).

• n° 5 Différencier les deux registres de la légitimité intercommunale

▫ Organiser la gouvernance intercommunale en différenciant un organe exécutif en charge du pilotage des politiques communautaires d’un organe délibératif – avec des membres issus des conseils municipaux – assurant la « prise de terre » de ces politiques.

• n° 6 Différencier les modalités et les fonctions électives des maires de celles des exécutifs intercommunaux

▫ Élire les exécutifs intercommunaux au suffrage universel direct.

▫ Interdire, au terme d’une période transitoire de deux mandats, le cumul des fonctions de maire et de membre de l’exécutif intercommunal.
 

Distinguer les interventions territoriales de l’État de celles des collectivités

• n° 7 Mettre fin à la politique de la ville et aux contrats de plan État/région (CPER)

▫ Ce type de politiques territorialisées est en voie d’épuisement ; il convient d’y mettre un terme.

▫ Les collectivités doivent être chargées de la double responsabilité d’identifier les enjeux majeurs de leur territoire et d’y apporter des réponses en lien avec tous les acteurs concernés (y compris l’État), dans leur domaine de compétence.

• n° 8 Conditionner tout financement d’État à une coopération entre territoires

▫ L’État doit jouer un rôle d’aiguillon et de soutien aux formes innovantes de coopérations qui, sans son intervention, auraient peu de chances de voir le jour.

▫ Un duty to cooperate à la française, plus contraignant, peut être envisagé : la coopération territoriale deviendrait une condition nécessaire pour l’obtention de financements d’État dans le cadre des programmes sectoriels, mais aussi pour l’approbation des documents de planification par les services de l’État.
 

Recentrer et renforcer l’État sur ses missions de solidarité et de régulation nationale

• n° 9 Recentrer l’État sur la mise en oeuvre de programmes sectoriels renforcés

▫ Les programmes sectoriels ciblés qui ont fait preuve de leur efficacité opérationnelle doivent être maintenus, étendus et renforcés dans les champs essentiels que sont notamment l’éducation, la santé, l’emploi, la sécurité :

- en combinant mesures légales et réglementaires, mesures fiscales et incitations financières ;

- en investissant de nouveaux champs, tels que la revitalisation commerciale ou l’inclusion numérique ;

- en différenciant plusieurs régimes de géographies prioritaires comme par exemple (1) des territoires de priorité nationale ciblés selon des critères et des zonages ad hoc et non génériques et (2) des territoires éligibles pouvant accéder à ces programmes sur le mode de l’appel à projets.

▪ n° 10 Renforcer les fonctions de régulation nationale en matière de transition écologique

▫ Les stratégies nationales de l’État sont trop générales, peu lisibles et hétérogènes quant à leur opérationnalité. Elles doivent être repensées dans trois directions :

- être plus intégrées, en explicitant des trajectoires (et pas seulement des objectifs) et en énonçant les conditions de mise en oeuvre ;

- constituer le cadre pour les engagements programmatiques des grands opérateurs publics (RTE, Enedis, SNCF, Ademe, etc.) ;

- organiser la consolidation des stratégies régionales (par ex. en matière de solidarité énergétique).

▪ n° 11 Refonder la solidarité financière à l’échelle nationale, exiger une solidarité fiscale locale

▫ Faire de la Dotation générale de fonctionnement (DGF) un véritable outil de péréquation financière entre collectivités29

▫ Prélever la fiscalité locale sur une base territoriale large, afin d’atténuer les effets inégalitaires et les concurrences induites par la fiscalité communale

• n° 12 Garantir l’accès à un "panier de services au public"

▫ Garantir la proximité des services au public lorsque cela est crédible du point de vue de la densité territoriale

▫ Favoriser la mobilité des services, moins énergivore que celle des usagers

▫ Développer les systèmes alternatifs d’entraide et d’échanges locaux, lorsque la présence des services est impossible

▫ Évaluer la qualité du service apporté de manière globale en portant une attention nouvelle aux pratiques, aux freins et aux représentations des usagers

• n° 13 Créer une Cour d’équité territoriale

▫ Faire de cette nouvelle instance la garante : (1) de la transparence quant à la répartition territoriale des moyens affectés par l’État, ses organismes et les grandes collectivités territoriales (régions et départements) ; (2) de la pertinence de leur utilisation ; et (3) de leur efficacité.
 

Les collectivités, garantes de la solidarisation des territoires : développer la coopération

• n° 14 Généraliser la réciprocité

▫ La réciprocité territoriale ne doit pas constituer un nouveau champ d’action pour les collectivités mais un principe générique structurant l’ensemble de leurs champs d’intervention.

• n° 15 Mutualiser les ingénieries

▫ Le manque d’ingénierie est l’un des premiers arguments évoqués pour déplorer le manque de moyens des petites collectivités et expliquer leur faible propension à coopérer.

▫ Plutôt que de recentraliser l’ingénierie d’État au sein de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), il convient d’encourager – par des leviers financiers notamment – la coopération entre acteurs locaux en matière d’ingénierie et par la mutualisation de leurs ressources humaines, techniques et financières.