Transitions en montagne : comment dépasser les conflits

Au milieu des nombreuses crises actuelles, le climat est source de bien des interrogations pour les acteurs de la montagne. L'adaptation impose des choix qui peuvent être sources de conflits locaux, comme vient de le montrer la polémique sur la retenue d'eau de La Clusaz. Le sujet a fait l'objet d'un séminaire organisé par le "Hub" de la Banque des Territoires, le 8 décembre. L'occasion pour l'ANCT et la Banque des Territoires de marquer leur volonté de poursuivre les efforts du programme Avenir montagnes lancé en 2021 pour aider les territoires de montagne à diversifier leur économie touristique.

Les temps changent. En montagne plus vite qu’ailleurs. "Le changement climatique est deux fois plus rapide dans les Alpes que dans la moyenne de l’hémisphère nord", avance Irène Alvarez, chercheuse au Centre de recherche sur les écosystèmes d’altitude (Crea-Mont-Blanc). Elle intervenait dans le cadre d’un séminaire organisé par le "Hub" de la Banque des Territoires, jeudi 8 décembre, sur "Le défi de l’adaptation au changement climatique des zones de montagne". L’arctique ou les massifs montagneux semblent en effet particulièrement vulnérables. L’une des raisons invoquées par les scientifiques est "l’effet albedo" : moins de neige égale moins de réverbération donc plus de chaleur emmagasinée dans le sol. Conséquence du réchauffement, selon cette chercheuse par ailleurs accompagnatrice en moyenne montagne, la période d’enneigement a perdu un mois en quarante ans dans le massif du Mont-Blanc et pourrait diminuer d’autant d’ici à 2050. Et certaines modélisations prévoient la disparition de la mer de glace et du glacier d’Argentière à la fin du siècle. Derrière la chercheuse, les cartes et les croquis défilent. "On voit à l’oeil nu le recul des glaciers" mais il y a "des phénomènes beaucoup plus subtiles", prévient-elle :  la limite des arbres monte de 30 mètres par décennie, l’habitat des animaux de 100 mètres par décennie. Tout ceci a un impact sur les périodes de floraison, de reproduction, de pontes… "Les jeunes chamois connaissent une plus forte mortalité parce qu’ils ne trouvent pas les ressources nécessaires au moment où ils en ont besoin", explique Irène Alvarez, alors que l’habitat du lagopède alpin est amené à rétrécir fortement…

"Sommes-nous nous-mêmes capables de nous adapter à cette situation ?", interroge-t-elle, posant la question de "la hiérarchisation des impacts". Sans doute le sujet le plus délicat pour les décideurs de la montagne, tant les intérêts ou les points de vue peuvent diverger. Aux effets du changement climatique s’ajoutent d’autres pressions comme la sur-fréquentation touristique, l’aménagement de la montagne, la déprise pastorale… Pour Irène Alvarez, "il est très difficile de prendre des mesures d’adaptation dont on peut prédire l’impact. Un des risques c’est de travailler dans l’incertitude. Pour les humains, c’est compliqué".

"Les positions se radicalisent"

C’est ce que montre la polémique du moment sur la retenue d’eau de La Clusaz (Haute-Savoie) destinée à produire de la neige artificielle. Quatre hectares de forêt doivent être artificialisés. Le projet, qui a reçu une dérogation préfectorale, est contesté en justice par des associations environnementales. Côté ONG, on invoque les espèces protégées, la gestion de l’eau, côté élus, le poids du ski dans l’économie locale avec ses 2.000 emplois. Dans la station de la Grave (Hautes-Alpes), c’est le projet de 3e tronçon de téléphérique sur le glacier de la Girose qui fait débat… Autant d’exemples de conflits qui sont amenés à se multiplier.

"L’aménagement commence à poser question de l’acceptabilité sociale (…) les positions se radicalisent sur le territoire", résume Emmanuelle George, membre du laboratoire Ecosystèmes et Sociétés en montagne au sein de l’Inrae. Or selon elle "c’est après 2050 que l’impact (du manque de neige) va vraiment se faire sentir en fonction des politiques qu’on aura menées". Déjà la limite pluie-neige s’élève, ce qui accroît le risque d’inondations pour zones habitées. Mais cet été, c’est plutôt la sécheresse qui s’est fait sentir. Pas moins de 120 communes ont dû être approvisionnées en camion-citerne.

Anne Lenfant, présidente de la communauté de communes de Cœur de Chartreuse, est confrontée à un autre problème : l‘afflux de citadins, surtout depuis le Covid. "Quand les températures estivales montent, les citadins viennent chercher l’air frais (…) C’était tendanciel, mais depuis le confinement, on assiste à un afflux massif" favorisé par la proximité de Lyon, Grenoble ou Chambéry, explique-t-elle… Or pour ces nouveaux arrivants, la montagne est avant tout un "terrain de jeu", un "espace de liberté", une vision qui peut être antinomique avec les activités agricoles et forestières. Souvent, ils n’ont pas acquis la "culture montagne". L’élue en veut pour preuve "les déclenchements intempestifs des secours ces dernières années". Pour la "comcom", l’avenir économique "passera toujours par l’agriculture et la forêt", mais aussi par une réflexion sur la "transition touristique" et la promotion d’un tourisme quatre saisons.

Une "nouvelle offre" de la Banque des Territoires

C’est précisément ce que le gouvernement a voulu encourager avec le programme Avenir montagnes lancé en mai 2021 par l’ancien Premier ministre Jean Castex, à Bourg-Saint-Maurice (voir notre article du 27 mai 2021). Il prévoyait une enveloppe globale de 650 millions d’euros de fonds publics sur deux ans, dont 331 millions d’euros alloués à un fonds "Avenir montagnes" financé par l’Etat et les régions : 300 millions d’euros d’investissements et 31 pour l’ingénierie. Partenaires du programme, l’Agence nationale de la cohésion des territoire (ANCT) et la Banque des Territoires ne souhaitent pas couper leurs efforts dans cette période charnière. "On a au moins de la visibilité pour 2023. Je souhaite qu’on puisse se projeter au-delà, il est important qu’on puisse faire un accompagnement plus global et dans le temps", a déclaré Simone Saillant, directrice Ruralités et Montagne et des commissariats de massif à l’ANCT, lors de ce séminaire.

Pour le volet ingénierie (cofinancé par la Banque des Territoires), 62 territoires pilotes ont été sélectionnés afin de recevoir un accompagnement sur mesure. Parmi eux : beaucoup de pôles d’équilibre territorial et rural, de parcs naturels régionaux (Pyrénées ariégeoises, Verdon, Luberon, Bauges, Morvan, Ballons des Vosges…), de communautés de communes d’altitude ou de moyenne montagne… Bref, un échantillon complet des territoires de montagne, n’oubliant aucun massif. A travers cette enveloppe d’ingénierie, le plan a notamment permis de financer des postes de chefs de projets, des études transversales ou thématiques... Ces chefs de projets sont désormais en place. Pour la responsable de l’ANCT, il faut capitaliser sur cette ressource. "Nous sommes en attente d’une consolidation financière pour poursuivre (…) On a, avec tous les moyens mis à disposition, planté un certain nombre de petites graines (..) Il est important qu’on se donne du temps", plaide Simone Saillant.

De son côté, la Banque des Territoires compte proposer aux territoires de montagne "une nouvelle offre" sur la base de son expérience acquise ces deux dernières années. "Nous allons développer une nouvelle offre destinée aux décideurs de la montagne en 2023", a ainsi annoncé Michel-François Delannoy, directeur du département Appui aux territoires de la Banque des Territoires.  Une enveloppe de "20 millions d’euros sera déployée dans les années qui viennent" pour financer de l’ingénierie : analyse des vulnérabilités et des risques, accompagnement à la conception opérationnelle de projets… 

Il s’agira donc d’"inventer des réponses nouvelles". Et ces réponses se trouvent aussi bien dans les mesures d’atténuation (réduction des émissions de gaz à effet de serre, neutralité carbone…) que d’adaptation. "On ne peut pas lever le pied sur les mesures d’atténuation. Mais on a aussi pris beaucoup de retard sur les mesures d’adaptation, parce que les conséquences sont déjà là", poursuit-il.

"Redonner aux citoyens le pouvoir d’agir"

Pour Pierre Leroy, ancien maire de Puy-Saint-André (Hautes-Alpes) et président fondateur de la première "SEM citoyenne", la Seve (Soleil eau vent énergie), les transitions en cours ne peuvent réussir que si elles font l’objet d’une appropriation par les habitants, grâce à l’empowerment (le fait de "redonner aux citoyens le pouvoir d’agir"). Ce qui nécessite de se former à l’animation territoriale. "La chose la pire, c’est le clivage. Il faut qu’on arrive à se rassembler, à accepter nos différences, à coconstruire un avenir commun (…) Il faut vraiment qu’on arrive à se serrer les coudes", soutient-il, reprenant la thèse de son ouvrage Passage délicat, penser et panser le territoire (éditions Actes Sud). Selon lui, "il va falloir travailler sur les besoins primaires des populations : boire, manger, se loger, se déplacer… tout ça sans produire de CO2". En montagne, "nous avons une autonomie alimentaire de deux jours ! Les besoins primaires ne sont pas garantis en France. Nous avons perdu la souveraineté, l’autonomie de nos territoires", argue cet habitant de l’ancienne "République des Escartons". Pour lui, les politiques d’atténuation sont encore trop timides car "on n’a jamais autant produit de CO2".

L’autre enjeu est celui de la "réparation". Un défi relevé par CDC Biodiversité (filiale de la Caisse des Dépôts) à travers son programme Nature 2050. 66 projets de restauration des écosystèmes seront engagés un peu partout en France. L’un d’eux a consisté à faire appel aux bonnes volontés pour planter 3.500 pins cembros dans la réserve naturelle régionale des Partias, sur la commune de Puy-Saint-André. L’opération a été lancée par la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) et les élus. Le constat des dégâts environnementaux est parfois "effrayant mais la nature est capable de reprendre le dessus", se félicite Margot Decory, responsable du programme à CDC Biodiversité. Pour disséminer ses graines, le pin cembro a besoin du cassenoix moucheté, seul capable de décortiquer ses cônes. Bel exemple de symbiose entre une plante et un animal. Quand l’entraide est plus forte que la compétition.