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Agnès Le Brun : "En matière d'éducation, la concertation avec l'État a été un rendez-vous manqué"

Environ un million d'écoliers ont repris, ce mardi 12 mai, le chemin des classes après deux mois de confinement à la maison. Agnès Le Brun, maire de Morlaix (Finistère) et rapporteure de la commission de l'éducation à l'Association des maires de France (AMF), revient pour Localtis sur la gestion de la crise sanitaire et ses conséquences dans l'éducation.

Localtis - Quel bilan tirez-vous du confinement en matière d'éducation ?

Agnès Le Brun - Il faut reposer le cadre : les collectivités se gardent bien de toute ingérence pédagogique. Leur travail consiste à poser les conditions susceptibles de favoriser l'activité professionnelle des enseignants. Paradoxalement, les maires sont extrêmement proches de la pédagogie, ils portent la plus grande attention aux plus jeunes de leurs administrés et sont infiniment attachés à l'école comme lieu d'émancipation. Concernant la continuité pédagogique, nous n'étions pas véritablement partie prenante. C'est important de le répéter car au moment de la réouverture post-confinement, certains maires ont pu penser que nous étions au cœur de la pédagogie. Non. Ce que l'on a observé est que la continuité pédagogique a avant tout bénéficié aux élèves qui, de toute façon, auraient été pris en charge par leurs parents. Il y a eu une forme de rupture d'égalité. Le ministre de l'Éducation nationale a annoncé 4% d'élèves décrocheurs, mais dans les communes, quels que soient les départements, on sait bien que c'est probablement davantage. Plus la situation sociale des enfants était dégradée, plus ils étaient difficiles à suivre, et beaucoup d'entre eux ont clairement disparu des radars. La rupture numérique s'ajoute à la rupture sociale, il y a une corrélation très forte. Les maires n'ont pas de prise là-dessus. Même si certains ont pu favoriser la fourniture de tablettes pour les familles (lire notre article du 12 mai), cela ne réglait pas tout. Avoir une tablette est une chose, avoir un abonnement à internet en est une autre.

En dehors de la continuité pédagogique, quels problèmes éducatifs le confinement a-t-il posés ?

Nous avons fait le constat d'une précarisation accélérée socialement parlant. Beaucoup de nos enfants bénéficiaient à l'école de leur seul repas de la journée. Ne pouvant plus aller à l'école, ils n'avaient plus de cantine. Nous avons eu une déshérence sociale supplémentaire, liée également au fait que les associations caritatives étaient elles-mêmes fermées. Dans ma ville, nous avons triplé le système de livraison alimentaire avec du personnel municipal réaffecté sur ces postes, comme les agents de la piscine fermée. Il y a eu une solidarité professionnelle exemplaire chez les agents municipaux.

Comment s'est déroulée la reprise dans les écoles de votre commune en ce mardi 12 mai ?

Je viens de faire le tour des écoles. Elles ont toutes pu rouvrir et 60% des élèves sont présents. Cela a été un travail épuisant. J'entends les petites voix dire : "C'est leur travail." Mais le protocole sanitaire de 63 pages qui tombe comme une massue sur nos bureaux à quelques jours de la date de reprise, les annonces contradictoires du président de la République, du Premier ministre, du ministre de l'Éducation nationale, tout ça n'a évidemment pas aidé à s'organiser sereinement. En gestion de crise, il faut toujours préserver le temps de la réflexion.

Comment aviez-vous préparé cette reprise de l'école ?

Nous avons réalisé un questionnaire à l'attention des parents pour avoir une tendance. Puis nous avons organisé une réunion avec les directeurs d'école. Ces derniers ont ensuite mené une enquête académique. J'ai été déconcertée et scandalisée à la fois par l'injonction de la première version du guide sanitaire disant qu'il fallait servir un repas froid à la table de classe. Sur ce point, j'étais montée au créneau pour l'AMF en disant que c'était aberrant, surréaliste, que ce soit pour les garanties sanitaires demandées dans les cantines, pour l'espace-classe, pour la psychologie de l'enfant, pour le respect des enseignants. Nous avions donc décidé que nous n'ouvririons que si nous pouvions fournir un repas chaud aux enfants en salle de restauration. Mais du coup, nous n'avons pas de garderie.

Quels rapports avez-vous entretenus avec le ministère de l'Éducation nationale durant la crise sanitaire ?

Nous avons subi une hypercentralisation au démarrage de la crise, même si cela n'est pas spécifiquement de la responsabilité du ministère. Je ne juge pas cela, chacun fait comme il peut, mais cela a fait des dégâts. Nous avons perdu un temps précieux. La concertation a suivi la décision. Ça ne peut pas marcher comme ça. La concertation doit précéder la décision, sinon cela ne s'appelle pas de la concertation. Les maires ne sont pas des administrateurs de l'État ni des agents exécutants. Ils sont extrêmement légalistes dans leur majorité. Un maire qui ne veut pas, c'est rare. Quand les maires ne font pas, c'est qu'ils ne peuvent pas. Si la concertation avait précédé la décision, nous aurions pu faire des retours d'expérience, notamment sur le service minimum d'accueil et sur les enfants accueillis durant les vacances scolaires. Nous aurions alors pu dire qu'en maternelle, c'était très compliqué. Il y a donc eu des contacts très succincts et très descendants avec le ministère. 

Y a-t-il un point du protocole sanitaire en particulier qui ne vous satisfait pas ?

Un élément qui n'a pas été pris en compte au départ, c'est tout bêtement l'architecture des locaux, essentielle dans cette histoire. Suivant l'espace dont on dispose, les matériaux utilisés, modernes et faciles à nettoyer, ou avec du parquet au sol, dans le cas d'une école IIIe République, on ne fait pas les choses de la même façon. Un autre élément a été complètement ignoré : les agents municipaux. Ils sont au front pour désinfecter, nettoyer, préparer et servir les repas. Cette concertation a clairement été un rendez-vous manqué. Il ne s'agit pas de polémiquer et encore moins de faire un procès d'intention. Ce n'est pas du tout la position de l'AMF. On répète que chacun fait comme il peut, mais on a regretté ce manque de dialogue, qui avait besoin d'être très réactif. Chaque jour apportait des connaissances scientifiques que nous n'avions pas la veille. Encore une fois, nous ne sommes pas des troupes supplétives, nous avons l'habitude d'assumer nos responsabilités, on n'a pas du tout cherché à se couvrir. Mais quand on a parlé de notre engagement pénal, ce n'était pas rien. Si nous nous rendions compte que l'on n'était pas en capacité d'assurer une garantie sanitaire correcte, nous avons dit que nous ne rouvririons pas. Il a fallu ça pour qu'une forme de concertation se mette en place.

Comment avez-vous géré le besoin en fournitures de protection ?

Même si ce n'est pas le moment d'en parler, il faut bien imaginer que cette crise est un désastre financier pour les collectivités qui ont immédiatement, par solidarité économique, fait des efforts d'exonération de taxes, de droits de place, de loyer, etc. Or dans le même temps, nous avions obligation de fournir nos agents en produits désinfectants, en masques, en visières, en gel hydroalcoolique, etc., toutes sortes de sujets qui coûtent beaucoup d'argent. Aujourd'hui, aucun enseignant de ma ville n'est pourvu en gel hydroalcoolique. Ça va être un petit bras de fer, que certains vont peut-être trouver mesquin, mais à un moment donné, si chacun ne sait pas tenir son rôle d'employeur, on ne peut pas, pour un sacrosaint motif sanitaire, se substituer à l'État. Une collectivité n'est pas une corne d'abondance. Bien sûr, pour ne mettre en danger personne, nous avons bien vérifié que dans chaque salle de classe il y a bien un point d'eau et que le savonnage des mains est possible. Mais je vais saisir le Dasen [directeur académique des services de l'Éducation nationale, ndlr] pour faire part de cette carence, en lui disant que sa responsabilité est engagée car il n'a pas fourni de gel hydroalcoolique, de façon à m'assurer qu'il est bien au courant de cette situation. Après, il y a la proximité immédiate qui fait que l'enseignant va se tourner vers un agent municipal qui, lui, a du gel hydroalcoolique. Ce sont des arrangements sur lesquels on va fermer les yeux. Mais attention, on ne peut pas fournir tout le monde. C'est la même histoire pour les masques. Beaucoup de collectivités ont fourni des masques à la population, mais est-ce vraiment à elles de le faire ? La réponse est très simple : la santé publique n'est pas une prérogative des collectivités. On s'occupe de la salubrité, pas de la santé. L'État a laissé faire en se disant : "Ils vont subir une telle pression populaire que de toutes façons ils vont s'y mettre."

Dans ces conditions, des élus réclament des compensations financières. Où en est-on dans ce dossier ?

On découvre dans la presse que le ministre de l'Éducation nationale annonce 250 millions d'euros pour le périscolaire. Comment ? Pourquoi ? À qui ? Dans quelles conditions ? Personne n'en sait rien. Ce que nous savons, en revanche, à l'AMF, c'est que ce fameux dispositif 2S2C [sport, santé, culture, civisme, ndlr] est inapplicable dans la très grande majorité des communes. Pour le volume horaire subi durant la crise sanitaire par nos agents, on ne sait pas s'il y aura une compensation financière. On se doute qu'il n'y en aura pas. Je vous donne un autre exemple, hors Éducation nationale : le ministre de la Santé annonce que tous les agents des Ehpad vont bénéficier d'une prime de 1.000 euros en zone verte et 1.500 euros en zone rouge. Qui va payer cette prime aux agents des Ehpad municipaux ? On n'en sait rien du tout. On prend des décisions avec l'argent des autres. Si cela doit être pris sur notre budget, cela se prévoit. Oui, nous attendons des compensations financières, mais pas en faisant l'aumône, en faisant valoir qu'il y a des augmentations de coûts liés à des problématiques de santé publique qui ne sont pas de la responsabilité des collectivités. Il serait logique que cela soit pris en charge par l'État. Et à ce jour, il ne se passe rien.