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Agriculture - Financiarisation des terres : une réforme en plein champ ?

Présageant un phénomène de spéculation sur les terres agricoles, la récente loi d'avenir pour l'agriculture a renforcé les moyens de régulation. Afin de remédier au manque de transparence des transactions, les Safer seront mieux informées des cessions de parts de sociétés. Elles pourront utiliser leur droit de préemption sur les cessions totales. La fédération des Safer se réjouit de ces mesures mais les juge encore incomplètes. Pour d'autres, le débat est bien plus profond...

Après trois ans de procédures et de travaux émaillés de manifestations, d'action de démontage, la ferme des "Mille vaches" a bel et bien ouvert au moins de septembre. Située dans la Somme, cette ferme géante, dotée d'une usine de méthanisation, a été conçue par Michel Ramery, un riche industriel du BTP. Pour mener à bien son projet, ce dernier a eu recours à une société civile d'exploitation agricole détenue par plusieurs exploitants. L'un des intérêts de la formule sociétaire a été de pouvoir racheter des terres au nez et à la barbe des Safer (sociétés pour l'aménagement foncier et rural).
Créées en 1960, les Safer sont en quelque sorte la vigie des acquisitions de terres agricoles : elles remplissent une mission d'intérêt général et veillent à limiter les agrandissements d'exploitations pour favoriser l'installation de jeunes agriculteurs. Une fois informées d'une vente, elles peuvent ainsi faire usage d'une prérogative de puissance publique : le droit de préemption. Elles se portent acquéreur du bien, avant de le rétrocéder à un agriculteur. Mais au fil des ans, ce contrôle a été progressivement contourné par l'usage accru des cessions de parts sociales. Des transactions régies par le droit des sociétés et qui ne passent pas chez le notaire, contrairement aux ventes foncières. D'où une grande opacité.

La moitié des terres entre les mains de sociétés

L'exemple de la ferme des Milles vaches s'inscrit dans une tendance qui s'est accélérée ces dernières années : la "financiarisation" de la terre, avec l'arrivée d'investisseurs étrangers, russes ou chinois, notamment dans le vignoble. L'un des symboles de cette course à la terre : le rachat en 2012 du domaine de Gevrey-Chambertin par un homme d'affaires chinois. L'arrivée massive de fonds étrangers a même conduit Tracfin, le bras armé de Bercy, à tirer le signal d'alarme dans son rapport d'activités de 2012, pointant le risque de blanchiment d'argent par le biais de ces transactions.
Des coteaux du Languedoc, de Bourgogne ou du bordelais aux rizières de Camargue en passant par les plaines céréalières de Champagne-Ardenne, aucun domaine n'est épargné. Des sociétés d'exploitations agricoles rachètent des terres, soit pour s'agrandir, soit pour les louer, parfois dans une logique de spéculation à long terme en attendant une augmentation des cours, le tout sans la moindre transparence. "En l'état actuel des choses, nous ne nous en apercevons que lorsque la couleur des tracteurs change", dénonçait il y a peu le président de la Fédération nationale des Safer (FNSafer).
La "financiarisation" surfe ainsi sur la vague de la "sociétarisation" : depuis une trentaine d'années, bon nombre d'exploitations sont passées sous forme sociétaire, ce qui a permis d'élargir le tour de table familial et d'apporter de nouveaux capitaux. Ainsi, entre 1988 et 2010, la proportion des sociétés dans l'activité agricole est passée de 6,4% à 30%. Elles détiennent aujourd'hui plus de la moitié des terres cultivées en France.
"Les Safer ne sont pas opposées à la constitution de sociétés, mais elles veulent que les mouvements de parts soient plus transparents pour savoir si ces propriétaires n'ont pas plusieurs activités et pour ne pas empêcher l'installation de jeunes agriculteurs", tient à préciser Michaël Rivier, le responsable du département juridique de la FNSafer.

Une valeur refuge pour les investisseurs

La financiarisation pose le problème de la spéculation. "Le risque c'est qu'il y ait des investisseurs qui, en plaçant de l'argent, alimentent le marché spéculatif", s'inquiète Philippe Cacciabue, directeur de la Foncière Terres de liens, un mouvement qui rachète des fermes et des terres pour faciliter l'installation de paysans en bio. Même si, reconnaît-il, faute de données, "on a beaucoup de mal à savoir si c'est un épiphénomène". "Seulement si un jour le verrou saute, les prix vont flamber."
A 5.750 euros l'hectare, les terres françaises restent parmi les plus attractives en Europe, malgré une augmentation de 6,2% l'an dernier, selon les statistiques de la FNSafer. Dans la Somme où s'est implantée la ferme des Mille vaches, le prix de l'hectare est passé de 4.650 à 9.050 entre 2010 et 2013. "C'est une vraie menace. En France, le prix moyen des terres est le plus bas de l'Union européenne, mais dans le contexte économique du moment, la terre constitue une valeur refuge pour les investisseurs, comme peut l'être encore le bâtiment", explique Michaël Rivier.
Alors que 40% des agriculteurs ont plus de 55 ans, seul un départ sur deux est aujourd'hui compensé par l'installation d'un jeune. Or les jeunes agriculteurs ont souvent le plus grand mal à trouver les fonds nécessaires. Face aux investisseurs, la lutte est inégale.

Le contrôle des Safer renforcé

La création de la ferme des Mille vaches aura eu le mérite d'attirer l'attention des parlementaires en plein débat sur la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt du 13 octobre 2014. Le texte est venu renforcer le contrôle des Safer qui seront désormais informées de l'ensemble des transactions, y compris des cessions de parts sociales (voir encadré ci-dessous). Pour l'exercice de leurs missions, l'article 29 de la loi indique ainsi que les Safer sont préalablement informées par le cédant, "dans le cas d'une cession de parts ou d'actions de sociétés", dans des conditions qui restent à préciser par décret en Conseil d'Etat. Cette obligation d'information "vaut également pour les cessions d'usufruit ou de nue-propriété". Cette mesure va permettre aux Safer de suivre les démembrements de propriétés qui se sont eux aussi fortement développés.
La loi a dans le même temps étendu le droit de préemption des Safer aux cessions concernant "la totalité des parts ou actions d'une société ayant pour objet principal l'exploitation ou la propriété agricole, lorsque l'exercice de ce droit a pour objet l'installation d'un agriculteur".
Ce n'est pas tout, la loi introduit des sanctions. En cas de défaut de déclaration, deux cas de figure se présenteront. S'agissant des cessions pour lesquelles les Safer peuvent exercer leur droit de préemption, elles pourront demander l'annulation de la vente dans un délai de six mois après la publication de l'acte ou se substituer purement et simplement à l'acquéreur. Pour les biens non soumis au droit de préemption, l'autorité administrative pourra d'office ou à la demande de la Safer, prononcer une amende d'au moins 1.500 euros et au maximum de 2% du montant de la transaction concernée. A la FNSafer, on juge la mesure "dissuasive et proportionnée".

Réforme incomplète
 

Cependant, la réforme reste incomplète. Car les Safer ne pourront exercer leur droit de préemption que pour les ventes totales de parts, et non pour les ventes partielles (moins de 100%). Autant dire que la procédure est assez facile à contourner. "Rien n'empêche d'acheter 80% des parts une année, puis 15% trois ans plus tard, dans le cadre d'une cessation progressive d'activité", explique Michaël Rivier. Selon lui, la réforme est "au milieu du gué". Mais, se rassure-t-il, "c'est une question de temps". Dans leur livre blanc de juin 2013, les Safer proposaient ainsi d'étendre leur droit de préemption aux ventes de la majorité des parts sociales (sur le modèle du droit de préemption urbain). L'idée a d'ailleurs été reprise dans une proposition de loi portée par le député socialiste Bruno Le Roux déposée le 26 juin 2013. Seulement, selon le juriste de la FNSafer, "le débat n'était pas mûr au moment de la loi d'avenir". "Ce n'est pas simple car on entre en contradiction avec le principe de l'affectio societatis, qui est la base de la société : on ne rentre dans une société que s'il y a un lien d'affection." Comment pourrait-on imposer un associé à un sociétaire contre son gré ? Pour Philippe Cacciabue, "l'intérêt privé des sociétés a peut-être une limite : celle de l'intérêt général. Il faut savoir si on veut la marchandisation de tout et n'importe quoi".

Photographie complète en 2016

Et puis, la profession elle-même est très partagée par une telle mesure. Pour Philippe Cacciabue, le monde agricole est parfois "schizophrène" : "Le même qui, à trente ans, est favorable à un partage plus équitable de la terre, trente ans plus tard, il a presque tout oublié." Une vision partagée par la FNSafer. "Tout dépend d'où on se situe dans sa carrière, car il faut voir que beaucoup d'agriculteurs ont des retraites de misère", souligne Michaël Rivier, lui-même fils d'agriculteurs. Difficile avec 700 euros en poche de renoncer à la vente de terres pour assurer ses arrières. Difficile aussi de séparer le bon grain de l'ivraie. Récemment, un agriculteur a perçu 2,5 millions d'euros d'argent public pour la vente de six hectares de terrain où devait se construire un lycée... qui n'a jamais vu le jour. 
En attendant, grâce à l'obligation déclarative qui sera effective d'ici peu, la FNSafer disposera au 1er janvier 2016 d'une photographie complète des transactions sur le marché rural, dont les cessions partielles. De quoi au moins permettre d'y voir plus clair sur le phénomène de financiarisation. Mais pour Philippe Cacciabue, les outils de régulation, aussi utiles soient-ils, ne permettront pas d'endiguer "un problème bien plus profond". "Il y a des composantes sociales lourdes : la logique de la PAC, la façon d'habiter, la façon de manger... Si l'agriculteur vivait de la vente de ses produits, il pourrait capitaliser autrement, et pourrait envisager sa retraite plus sereinement."

Michel Tendil


Loi d'avenir : ce qui change pour les Safer
La loi d'avenir pour l'agriculure, l'alimentation et la forêt du 13 octobre 2014 regroupe les missions des Safer autour de 4 axes. Tout d'abord, alors qu'elles devaient auparavant "limiter l'agrandissement des exploitations", les Safer devront désormais "favoriser l'installation, le maintien et la consolidation d'exploitations agricoles". Par ailleurs, les Safer "concourent à la diversité des paysages, à la protection des ressources naturelles et au maintien de la diversité biologique", "contribuent au développement durable des territoires ruraux" et "assurent la transparence du marché foncier rural".
Le but de la consolidation est que les exploitations atteignent "une dimension économique viable au regard des critères du schéma directeur régional des exploitations agricoles". On passe donc de schémas départementaux à des schémas régionaux. Ce qui n'est pas anodin.


Régionalisation

Les Safer devront en effet se constituer au niveau régional ou interrégional. La loi consacre ainsi la régionalisation des Safer qui existe déjà quasiment dans les faits (à l'exception du Sud-Ouest de la Vendée). Seulement, la réforme territoriale va chambouler l'organisation des 26 Safer actuelles avec l'arrivée des grandes régions. On passera alors de schémas départementaux à des schémas de grandes régions, quasiment sans transition. Ainsi, le critère de "viabilité des exploitations" va-t-il poser des problèmes d'interprétation avec des types d'agricultures qui n'auront rien à voir les unes avec les autres au sein d'une même région.
Autre problème, celui de la gouvernance : les organisations professionnelles agricoles et les chambres d'agricultures présentes au conseil d'administration des Safer vont elles aussi devoir se reconstituer pour épouser la carte des grandes régions.


Transparence

Pour remplir la mission de transparence du marché foncier rural des Safer, la loi crée une obligation d'information pour tout type de transaction, y compris là où elles n'exercent pas leur droit de préemption. Le notaire les informera de toute cession entre vifs conclue à titre onéreux ou gratuit portant sur des biens ou droits mobiliers ou immobiliers (ventes et donations). Pour ce qui est des cessions de parts ou d'actions de société, c'est au cédant de faire la démarche directement. L'obligation touche également les ventes en démembrement (usufruit et nue-propriété).
La loi instaure des sanctions en cas de non-respect de l'obligation d'information : 
- si l'on est dans le domaine du droit de préemption de la Safer, celle-ci pourra demander au tribunal de grande instance soit d'annuler la vente, soit de la déclarer acquéreur du bien ; 
- si l'on n'est pas dans le domaine du droit de préemption, l'autorité administrative pourra d'office ou à la demande de la Safer, prononcer une amende d'au moins 1.500 euros et au maximum de 2% du montant de la transaction.
Les Safer devront pour leur part transmettre à l'autorité administrative les informations qu'elles reçoivent sur les cessions de parts ou d'actions de sociétés concernant des sociétés ayant obtenu une autorisation d'exploiter. Elles sont autorisées à communiquer aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d'une mission de service public les informations qu'elles détiennent sur le prix, la surface, la nature et la référence cadastrale des biens concernés par la cession. Elles communiquent enfin aux services de l'Etat les informations qu'elles détiennent sur l'évolution des prix et l'ampleur des changements de destination des terres agricoles.


Consommation des terres

Les Safer voient également leur rôle renforcé en matière de consommation des terres agricoles. Elles participent aux réunions et apportent leur appui technique aux travaux de la commission départementale de la préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF). La FNSafer est également représentée au sein de l'Observatoire des espaces naturels, agricoles et forestiers.
 

M.T.

 

 

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