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Gestion des risques industriels : la commission d'enquête sénatoriale sur l'incendie de Lubrizol appelle à des changements majeurs

Défaut d'information du public, système d'alerte dépassé, manque de moyens dédiés à l'inspection des installations classées, relative "indulgence" vis-à-vis des industriels, défaut de coordination des services de l'État, élus locaux et professionnels de santé laissés de côté… : la commission d'enquête du Sénat sur l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, survenu le 26 septembre dernier, a mis en exergue dans son rapport publié ce 4 juin des "manquements graves qui nuisent à l’efficacité des mécanismes de prévention des accidents industriels". Dénonçant "des angles morts inacceptables" en la matière, les sénateurs ont formulé six grands axes de recommandations, parmi lesquels une meilleure coordination entre l'État et les collectivités territoriales pour que les élus soient mieux associés aux politiques de prévention des risques industriels.

"Si la gestion de crise par les services de l’État a permis de limiter les effets de court terme de l’accident, celui-ci est néanmoins riche d’enseignements sur les 'défauts dans la cuirasse'", conclut le volumineux rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen, rendu public ce 4 juin et adopté à l'unanimité deux jours plus tôt. Après avoir avoir procédé à l’audition de près de 80 personnes - institutions, administrations, organismes publics ou associations -, la commission présidée par Hervé Maurey, sénateur de l'Eure, également à la tête de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, dénonce des "manquements graves qui nuisent à l’efficacité des mécanismes de prévention des accidents industriels".

Défiance de la population à l'égard de la parole publique

"Si aucun mort ni blessé direct n’a heureusement été déploré, cet accident a frappé de plein fouet et durablement la population rouennaise et, au-delà, l’ensemble des citoyens vivant à proximité immédiate ou plus lointaine d’un des 1.200 sites Seveso répartis sur l’ensemble du territoire national", soulignent les rapporteurs Christine Bonfanti-Dossat (LR, Lot-et-Garonne) et Nicole Bonnefoy (PS, Charente). Il s'agit de l’un des premiers accidents industriels majeurs de l’ère des réseaux sociaux et le "bruit médiatique" (200.000 tweets en 24 heures, plus de 20.000 documents à ce jour) qu’il a suscité a révélé la défiance de la population à l’égard de la parole publique et une très forte anxiété des citoyens par rapport aux conséquences sanitaires de l’accident, notent les sénateurs.
Tout en évaluant l’intervention des services de l’État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l'incendie de l'usine Lubrizol, ils ont souhaité élargir leur approche pour proposer des pistes d’amélioration de la politique de prévention des risques industriels et de contrôle des installations classées (ICPE).

"Défaut d'information du public"

Les sénateurs pointent d'abord "un défaut d'information du public" et "un système d'alerte dépassé". "L’accident de Rouen souligne le manque criant de la culture de la sécurité et du risque industriel", notent les rapporteurs. "Aujourd’hui, 90% des Français se sentent mal informés sur les risques que présentent les installations industrielles et chimiques et 10% à peine affirment savoir comment réagir si un accident se produisait près de chez eux !", ajoutent-ils. Ce constat a été confirmé par les résultats de la consultation des élus locaux réalisée par la commission d’enquête sur la plateforme dédiée du Sénat : 62% des élus ont fait part d’un manque d’information sur les risques industriels et 78% ont dit être peu ou pas associés aux exercices de sécurité civile.
Pour la commission d’enquête, le public, y compris les riverains des installations les plus dangereuses, est donc "le grand absent des politiques de prévention des risques" et l’accident de Rouen révèle une "demande sociale non satisfaite".

Achever la formalisation des plans de prévention des risques industriels

Malgré toute la gamme d’outils et de structures garantissant l’information et la participation du public, leur composition est déséquilibrée au profit des services de l’État et pâtit d’un manque d’animation locale et nationale très préjudiciable à l’information du public, regrettent les sénateurs.
En matière de gestion de crise, l’organisation actuelle leur paraît "adaptée à la réalité des risques industriels et technologiques" et, dans le cas de Lubrizol, les décisions et mesures prises par le préfet de la Seine-Maritime pour le traitement opérationnel de la crise stricto sensu sont pour les sénateurs "rétrospectivement pertinentes, justifiées et proportionnées à la réalité des risques encourus par la population". Ils appellent néanmoins à apporter des "correctifs" au cadre juridique pour "garantir la proportionnalité des moyens publics engagés en soutien des exploitants dans le traitement des accidents industriels, en particulier du risque incendie, première source d’accident". C'est ainsi qu'ils jugent "essentiel" d’achever la formalisation des plans de prévention des risques industriels et de développer l'information du public, en particulier des riverains de sites Seveso. À ce jour 92% des plans particuliers d’intervention (PPI) préparés par l’État sont élaborés et près de 80% des communes concernées par un plan communal de sauvegarde (PCS), soit 9.569 collectivités, l’ont élaboré, et jusqu’à 85% en Seine-Maritime, rappellent-ils.
Surtout, l’incendie de Rouen a révélé selon eux la difficulté pour l’administration d’accéder en temps réel à l’information sur la localisation et la composition des produits stockés dans un site Seveso seuil haut, faute, parfois, de connaissance précise par les industriels eux-mêmes de l’état de leurs stocks ou d’accès aux données. Dès lors, "rendre obligatoire un état des stocks précis et à jour est une priorité", notent-ils.

Défaut du système d'alerte

Pour les sénateurs, l'accident de l'usine de produits chimiques de Rouen a aussi démontré "une fois de plus" "les défauts majeurs du système national d’alerte et d’information des populations, qui s’appuie encore trop largement sur un système de sirènes dépassé". Rappelant que le Sénat avait déjà souligné, il y a dix ans, l’intérêt de se doter d’un système de cell broadcast, la commission d’enquête appelle l’État à mettre en oeuvre "sans attendre" ce volet mobile de l’alerte des populations.
Sur le fond, les rapporteurs estiment aussi que la communication de crise des services de l’État a montré ses limites "par son incapacité à informer le public de façon claire, prescriptive et pédagogique et à utiliser efficacement l’ensemble des canaux de distribution disponibles (radio, télévision, presse, réseaux sociaux)". Ils jugent donc "urgent" de "revoir la doctrine de communication de crise de l’État. "Vouloir rassurer à tout prix fait perdre de vue l’objectif principal : informer le plus clairement possible et en temps réel, quitte à adapter la communication publique en fonction du déroulé des événements", soulignent-ils.

"Des angles morts inacceptables" dans le politique de prévention des risques

Au-delà des carences des autorités en matière d'information, les sénateurs portent aussi un jugement sévère sur la politique de prévention des risques industriels déployée depuis 40 ans qui laisse apparaître selon eux "des angles morts importants et inacceptables".
"Depuis quinze ans, les effectifs des services chargés de la police des ICPE ont augmenté alors que le nombre de contrôles a pratiquement été divisé par deux, pointent-ils. Cette évolution rend peu réaliste l’objectif d’augmentation de 50% des contrôles d’ici 2022 à effectifs constants affiché par la ministre de la transition écologique et solidaire. En outre, les crédits budgétaires alloués par l’État à la prévention des risques technologiques diminuent tendanciellement depuis plusieurs années", s'inquiètent-ils.
"La juxtaposition d’activités industrielles soumises à des régimes différents représente une difficulté supplémentaire pour la politique de prévention des risques et les programmes d’inspection des ICPE sont clairement insuffisants : un établissement déclaré peut a priori rester indéfiniment soumis à un régime inapproprié ; au nom du principe d’antériorité un site industriel peut continuer à exercer son activité à proximité immédiate d’une installation dangereuse ; une gare de triage peut permettre d’entreposer des matières dangereuses sans véritable contrôle", pointent encore les rapporteurs. Le nombre réduit de sanctions prononcées, leur faiblesse et le taux de classement sans suite plus élevé pour les infractions environnementales que pour la moyenne peuvent aussi être perçus comme le signe d’une forme d’"indulgence" des pouvoirs publics, relèvent-ils encore.
Pour autant, la perspective de création d’une autorité administrative indépendante (AAI) spécialisée dans le contrôle des établissements Seveso ne présente selon eux "aucune plus-value évidente en matière de risques industriels, contrairement à la mise en place d’un véritable bureau d’enquête accidents". "Plutôt qu’envisager des changements de gouvernance, il convient de s’appuyer sur les structures existantes en renforçant les moyens humains et financiers consacrés à l’application des mesures prises en matière de prévention", soulignent-ils.

Nécessaire suivi des conséquences de l'accident sur le long terme

Les sénateurs insistent aussi sur la nécessité d'assurer un suivi des conséquences de long terme de l'accident. Dans le cas de Lubrizol, "les manquements constatés dans la gestion des conséquences sanitaires de l’accident constituent la suite logique des erreurs des premiers jours : dépourvue d’informations essentielles quant à la nature des produits brûlés et aux effets cocktail susceptibles d’avoir été engendrés par l’incendie, l’agence régionale de santé (ARS) n’a pu exercer sa mission dans les meilleures conditions possibles, écrivent-ils. Les retards constatés pour contrer les fausses informations véhiculées par les réseaux sociaux ont alimenté l’angoisse de la population quant aux dommages causés par l’accident sur leur santé."
Sur le plan administratif, la multitude des intervenants a néanmoins laissé de côté des "maillons essentiels, regrettent les sénateurs. C'est le cas des élus locaux mais aussi des professionnels de santé les plus proches du terrain (médecins de ville, pharmaciens d’officine, infirmiers) et des intervenants à domicile qui auraient davantage dû être associés dès le départ au suivi des dommages causés par l’accident, relèvent les sénateurs.
En outre, " l’appréhension de l’urgence sanitaire par l’unique prisme quantitatif du nombre de morts ou blessés est inacceptable et sous-estime largement les risques chroniques : le principe de précaution aurait dû prévaloir, insistent-ils. C’est ce même principe qui doit guider le suivi sanitaire des populations à long terme : confiée à Santé publique France, la mise en oeuvre de l’enquête de santé a été retardée ; elle devra nécessairement s’accompagner de la mise en place de registres de morbidité"

Des préjudices indirects qui risquent de ne pas être couverts

Les conséquences économiques ont quant à elles été prises en compte de manière spécifique très vite après l'accident. "Forte de sa volonté affichée de se comporter en 'bon voisin', Lubrizol a mis en place deux fonds d’indemnisation à l’amiable, l’un pour les agriculteurs, l’autre pour les entreprises et les collectivités locales, sous le regard bienveillant de l’État", notent les sénateurs. Mais s’il a permis à des victimes d’obtenir rapidement une indemnisation, un tel mécanisme dérogatoire, qui implique renonciation contractuelle à toute action contre Lubrizol, laisse entière la question de la prise en compte des préjudices indirects, préviennent-ils. En outre, poursuivent-ils, non couverts par ces deux fonds, les nombreux particuliers touchés par l’accident peuvent éprouver des difficultés à obtenir réparation de l’intégralité du préjudice qu’ils ont subi. "Symbolique, cet état de fait conduit néanmoins à proposer d’adapter le droit des assurances afin de supprimer la franchise en cas d’accident industriel et d’étendre l’action de groupe", proposent les sénateurs.
L’accident de Lubrizol a aussi conduit une nouvelle fois à s'interroger sur la place de la sous-traitance dans les processus industriels. "Envisager des solutions irréalistes comme son interdiction reviendrait à méconnaître les apports économiques du tissu de petites et moyennes entreprises dans nos territoires, tranchent d'emblée les rapporteurs. L’accident de Rouen incite plutôt à privilégier une gestion des stocks de produits dangereux 'juste à temps', plutôt que de recourir à l’entreposage systématique sur place. Par ailleurs, l’activité de logistique doit être mieux encadrée afin de limiter les risques qu’elle peut induire."
Enfin, "même si l’impact environnemental immédiat de l’accident tel qu’évalué aujourd’hui semble avoir été limité", la commission d’enquête s’inquiète que "les conséquences des accidents industriels sur l’environnement soient largement ignorées". Pour elle, la prise en compte de cet enjeu dans les documents de prévention des risques "doit nécessairement être renforcée".

Des propositions pour renforcer les obligations des exploitants

Pour que le risque industriel soit "pleinement pris en compte", elle formule dans son rapport des recommandations s'articulant en six axes. Elle propose ainsi de créer une "véritable culture du risque industriel". Parmi les mesures pouvant y concourir, elle préconise d'"organiser régulièrement des exercices grandeur nature, notamment inopinés, qui associeront l’ensemble de la population", de "développer les initiatives type 'portes ouvertes' dans les usines du territoire afin qu’elles deviennent acteurs de la diffusion de la culture de la sécurité" ou encore de "diversifier la composition et les missions des structures de concertation (Coderst, CSS, S3PI)" et d'"assurer une présence régulière et représentative des publics concernés (élus, riverains, population exposée en second rideau, associations de protection de l’environnement)".
Un deuxième axe de recommandations vise à améliorer la politique de prévention des risques industriels en renforçant les obligations des exploitants d’établissements Seveso et des installations classées situées à proximité immédiate - nécessité de tenir à tout moment à disposition des autorités un inventaire exhaustif et à jour des substances stockées (nature, quantité et localisation) dans un format facilement exploitable, par exemple. Pour mieux contrôler les risques industriels, les sénateurs demandent à ce que soient approuvés, d’ici la fin 2020, l’ensemble des plans de prévention des risques technologiques (PPRT) encore en cours d’élaboration et de fixer des objectifs pluriannuels de mise en œuvre des PPRT approuvés. Ils proposent de "mettre à l’étude un dispositif de soutien aux entreprises et collectivités dont la taille et les capacités financières compromettent leur mise en sécurité dans un délai raisonnable", d'"imposer la formalisation de conventions entre exploitants d’une part, entre les exploitants et les SDIS d’autre part sur les sites particulièrement sensibles identifiés par l’inspection des ICPE" et d'encourager l’élaboration des plans communaux de sauvegarde (PCS) au niveau intercommunal et la mise en place d’une direction des risques dans toutes les grandes intercommunalités.

"Meilleure coordination entre l'État et les collectivités territoriales"

Pour "assurer une meilleure coordination entre l’État et les collectivités territoriales", la commission a formulé cinq recommandations Il faut tout d'abord "renforcer l’articulation entre plan particulier d’intervention et plan communal de sauvegarde pour améliorer la coordination des actions de l’État et des collectivités territoriales dans la réponse opérationnelle et pour renforcer l’appropriation de la gestion des risques industriels et technologiques par les élus". Les sénateurs veulent aussi "associer systématiquement les élus aux exercices menés en application des PPI, les tenir informés des retours d’expérience de ces entraînements" et leur communiquer les principales conclusions des contrôles d’ICPE organisés sur leur territoire. Ils préconisent de renforcer l’aide technique apportée aux communes par les services de l’État pour accompagner l’élaboration des PCS et des Dicrim, y compris pour les collectivités s’engageant dans cette démarche de façon volontaire et d'élargir l’approche des territoires concernés par les risques industriels, en intégrant les élus des communes voisines d’établissements Seveso, aussi bien en matière d’information préalable que de communication de crise.

 

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