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Ingénierie publique - Les départements appelés à la rescousse

A partir du 1er janvier 2012, l'Etat ne pourra plus intervenir dans le champ de l'ingénierie publique concurrentielle. Un retrait jugé inquiétant pour de nombreuses collectivités en milieu rural. Un rapport sénatorial présenté ce 29 juin propose de s'appuyer sur les départements pour développer une nouvelle forme d'ingénierie publique territoriale.

C'est la fin d'un mythe : l'ingénieur de l'équipement qui dispensait ses conseils techniques au maire pour le moindre chantier communal appartient maintenant à l'histoire. A partir du 1er janvier 2012, les services de l'Etat ne pourront plus faire d'ingénierie publique dans le secteur concurrentiel au profit des collectivités territoriales. En clair, ils ne pourront plus exercer aucune mission de type assistance à maîtrise d'ouvrage ou maîtrise d'œuvre en dehors du conseil apporté dans le cadre de l'assistance technique fournie par l'Etat pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (ATESAT). "Ce désengagement de l'Etat est déjà perceptible par les élus des quelques 30.000 communes ou groupements de communes qui n'ont pas la capacité d'organiser leurs propres services d'ingénierie", a constaté Yves Daudigny, sénateur de l'Aisne, au fil des auditions menées pour la rédaction de son rapport d'information sur l'ingénierie publique présenté ce 29 juin. "Beaucoup d'élus ressentent un vide et un véritable sentiment d'abandon, notamment dans les territoires ruraux", a-t-il ajouté.

 

"Chronique d'une mort annoncée de l'ingénierie publique d'Etat"

Publié à l'issue d'un large débat au sein de la Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, le 22 juin dernier, son rapport a pour titre "Les collectivités territoriales : moteurs d'une nouvelle ingénierie publique" mais il aurait tout aussi bien pu s'intituler "chronique d'une mort annoncée de l'ingénierie publique d'Etat", a ironisé le sénateur. Jusqu'en 2001, a-t-il rappelé, deux dispositions législatives organisaient le cadre de cette mission de service public exercée sous forme de convention : l'article 12 de la loi n°83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l'Etat prévoyait que les "services de l'Etat", des "départements" et des "régions" pouvaient apporter leur concours technique aux "communes" qui le demandaient pour l'exercice de leurs "compétences" et l'article 7 de la loi n°92-125 du 6 février 1992 d'orientation relative à l'administration territoriale de la République disposait que les "services déconcentrés de l'Etat" pouvaient apporter leur appui technique aux "collectivités territoriales" (communes, départements, régions) et à leurs établissements publics de coopération pour la réalisation de leurs "projets de développement" économique, social et culturel. Dans les deux cas, les conventions passées par le prestataire et le bénéficiaire ne faisaient pas l'objet d'une mise en concurrence dans la mesure où il n'était pas précisé que ces conventions constituaient une des marchés publics.
La remise en cause de ce cadre d'exercice de l'ingénierie publique va ensuite se faire en plusieurs étapes. La Cour des comptes a été la première à poser la question de sa légitimité dans un rapport datant de 2000. Les professionnels de l'ingénierie privée ont dénoncé de leur côté une concurrence jugée déloyale, allant jusqu'à déposer une plainte devant la Commission européenne pour violation par l'Etat français des normes communautaires en matière de concurrence. La jurisprudence du Conseil d'Etat a elle aussi évolué sur les conditions de mise en concurrence avec les opérateurs privés. Avec la loi du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier dite loi Murcef, un autre cap décisif a été franchi. L'article 1er du texte a supprimé la procédure de convention alors en vigueur et précisé que les prestations d'ingénierie publique étaient désormais réalisées "dans les conditions prévues par le code des marchés publics".

 

Le "coup de grâce" de la RGPP

Mais pour Yves Daudigny, les décisions résultant de la première étape de la révision générale des politiques publiques (RGPP), "fondées essentiellement sur des considérations financières" ont apporté le vrai "coup de grâce" en fixant à la fin 2011 l'arrêt des interventions de l'Etat dans le champ de l'ingénierie concurrentielle. C'est "une cassure brutale vers un monde nouveau. La notion de concurrence devient la référence absolue", écrit-il dans son rapport. "Pourtant la multiplication des lois et normes, la complexification technique et juridique des dossiers, la prise en compte des orientations de développement durable, la nécessité de projets qui abordent les aspects de gestion et de maintenance exigent une ingénierie de plus en plus performante, seule garante d'une bonne élaboration des dossiers et d'une exécution de travaux de qualité", poursuit-il. Il pointe aussi "les dangers de prestations intellectuelles qui ne seraient soumises qu'à la seule loi de la concurrence sans aucune référence à des missions de service public, les dangers de la perte de connaissance du terrain local". Selon lui, l'ingénierie privée ne se réjouit pas forcément de la situation. "Pour le privé, les prestations en direction des petites communes dans des territoires peu denses n'apparaissent pas économiquement viables."
"Aujourd'hui, les collectivités sont dans le flou total et ne savent pas qui va les assister dans leurs travaux", met en garde le sénateur. La réorganisation des services de l'Etat avec la fusion des directions départementales de l'agriculture et de la forêt (DDAF) et des directions départementales de l'équipement (DDE) au sein des directions départementales des territoires et le non remplacement des personnels suscite aussi de nombreuses interrogations. "Certains départements ne disposent plus que d'un seul ingénieur qui ne semble pas en capacité de mener à bien tous les chantiers engagés", a souligné Yves Daudigny, assurant avoir reçu des témoignages d'élus dont les opérations étaient purement et simplement interrompues.
Il y a selon lui un "défaut de communication caractérisé" de l'Etat sur la mutation en cours et il souhaiterait que toutes les directions départementales des territoires (DDT) puissent présenter leur plan de redéploiement des capacités d'ingénierie publique de façon systématique à leurs personnels et aux collectivités locales concernées. Ces plans devraient aussi être "harmonisés en tenant compte de la spécificité des territoires afin que l'unité de l'ingénierie publique, qui a fait sa force, soit préservée", insiste Yves Daudigny.

 

Encourager les agences techniques départementales

A côté des villes et des agglomérations disposant déjà de solides services techniques, le rapporteur estime que c'est au niveau départemental que la nouvelle ingénierie publique devrait s'organiser. "C'est à la fois le bon niveau pour appliquer la notion de notion de péréquation et pour garder la relation de proximité avec le terrain", a-t-il estimé. Dans son rapport, il suggère donc que les conseils généraux qui en font la demande soient autorisés à "expérimenter la prise en charge, dans le domaine de l'ingénierie publique, de la mission de solidarité et d'aménagement du territoire au profit de communes ou d'établissements publics de coopération intercommunale volontaires". Les conditions d'exercice de cette mission de solidarité seraient déterminées par une convention signée entre le conseil général et les communes ou groupements concernés. La convention préciserait les modalités de rémunération de cette "Atesat décentralisée". Il faudrait aussi revoir les critères d'éligibilité "afin que lorsqu'une solution intercommunale doit être recherchée pour un meilleur résultat en ingénierie publique, les seuils d'éligibilité des groupements de communes n'empêchent pas la réalisation du projet". Yves Daudigny propose aussi de soutenir les expérimentations en cours "visant à permettre l'exercice par les collectivités territoriales, dans le cadre départemental notamment, d'une nouvelle forme d'ingénierie publique territoriale", dans le cadre d'une solution "in house". "Il s'agit de permettre l'exercice d'une mission de service public, par des collectivités territoriales et pour elles seules, sans mise en concurrence mais dans le strict respect des règles communautaires", détaille-t-il. Il suggère également la mise en place d'un réseau des agences techniques départementales et autres formes d'ingénierie territoriale existant déjà afin de recenser les bonnes pratiques.

 

Un besoin de clarification du Code des marchés publics

Yves Daudigny réclame aussi une clarification du Code des marchés publics et de son application pour que les collectivités territoriales puissent librement choisir les prestataires les mieux-disant lorsqu'elles le souhaitent. Les critères permettant le choix du mieux-disant pourraient être élargis. Par ailleurs, note le rapport, les collectivités locales se regroupent pour passer un marché à bons de commande mais "si ce type de procédure semble particulièrement adapté à la voirie ou à l'entretien des réseaux d'assainissement, il paraît plus difficile à mettre en œuvre dans d'autres domaines". "Là encore, souligne le sénateur de l'Aisne, "un effort d'information des collectivités territoriales et de simplification de la législation pourrait être mené".
Enfin, dans le contexte d'ouverture de l'ingénierie publique aux collectivités, Yves Daudigny en appelle à la mission d'"Etat expert". "Si l'ingénierie publique de demain appartiendra aux collectivités territoriales ou disparaîtra totalement, le rôle de l'Etat, à travers son réseau scientifique et technique (RST), demeurera indispensable et déterminant", insiste-t-il. La création de l'Institut des routes, des infrastructures et de la mobilité (Idrrim) témoigne selon lui d'"une amélioration immédiate de la gouvernance du RST". Il juge également que les conférences techniques interdépartementales sur les transports et l'aménagement (Cotita) sont des "instances efficaces et prometteuses". "Il serait sans doute souhaitable de poursuivre dans ces voies et de les approfondir avant de développer de nouvelles initiatives", conclut-il, estimant qu'il faut "privilégier ces formes d'association des collectivités territoriales au RST".
 

Anne Lenormand