Politique de cohésion post-2027 : "Avant de savoir comment elle sera gérée, il faut s'intéresser à la taille de l'enveloppe"
Jean-Philippe Donjon de Saint-Martin, président de l'Autorité nationale d'audit pour les fonds européens (Anafe), et Stéphanie Souverain, cheffe du département d'audit Fesi et autres fonds au sein de cette dernière, présentent plus avant les missions et l'organisation de cette autorité souvent méconnue. Ils reviennent sur les critiques parfois émises à son encontre et évoquent la gestion des fonds européens par les autorités de gestion françaises. Non sans insister sur la nécessité de bien consommer les fonds alloués à l'heure où la politique de cohésion est par ailleurs attaquée.

© F. Fortin/ Jean-Philippe Donjon de Saint-Martin et Stéphanie Souverain
Localtis - La commission interministérielle de coordination des contrôles (CICC) s'est muée, depuis un décret du 20 novembre 2023, en Autorité nationale d'audit pour les fonds européens. Concrètement, comment se traduit ce changement ?
J.-Ph. Donjon de Saint-Martin - Ce changement acte l'évolution des missions et du fonctionnement de cette autorité. Historiquement, les fonds de la politique de cohésion – principalement le Feder, le FSE et le Feamp – étaient gérés par des autorités nationales – la Datar, la DGEFP, la direction des pêches – et les contrôles opérés par les corps d'inspection des administrations concernées – respectivement l'IGA, l'Igas et le CGAAER –, que la CICC se chargeait de coordonner. D'où sa dénomination. Avec la loi Maptam, la gestion de ces fonds a été largement décentralisée – totalement pour le Feder, en partie pour le FSE… –, entraînant d'une part une multiplication du nombre des autorités de gestion, et d'autre part une évolution du rôle de la CICC. De tête de réseau, l'autorité a été conduite à opérer elle-même les contrôles, notamment en province. Parallèlement, le champ des fonds contrôlés s'est progressivement étendu, pour inclure le fonds Asile migration intégration (Fami), le fonds pour la sécurité intérieure (FSI), le fonds européen d'ajustement à la mondialisation en faveur des travailleurs licenciés (FEM), le fonds de solidarité de l'Union européenne (FSUE) et, dernièrement, la facilité pour la reprise et la résilience (FRR). Le décret de 2023 est venu consacrer ces changements, en affirmant le rôle d'autorité d'audit tel que prévu par les textes européens.
Cela a-t-il conduit au transfert de certains inspecteurs de l'administration au sein de l'Anafe ? Quels sont aujourd'hui les effectifs de cette dernière et comment s'organise-t-elle ?
J.-Ph. Donjon de Saint-Martin - Il n'y a pas eu de transfert des membres des corps d'inspection, lesquels ne consacraient qu'une partie de leur temps à auditer les fonds européens. Ils peuvent désormais se consacrer à d'autres missions. Environ 150 personnes travaillent aujourd'hui pour l'Anafe : une quarantaine de personnes à Paris, et une centaine d'auditeurs dans les conseils régionaux. Si ces auditeurs sont employés par ces collectivités, ils sont en effet placés sous la responsabilité fonctionnelle du président de l'Anafe.
Cette dernière comprend deux pôles d'audit : un département d'audit des fonds européens structurels et d'investissement (Fesi) et autres fonds et un département d'audit de la FRR. Ce sont en effet deux métiers très différents, dans la mesure où les modes de fonctionnement de ces programmes sont eux-mêmes très différents : les Fesi reposent sur un financement sur les coûts, ce qui induit notamment un contrôle de factures, alors que la FRR est fondée sur l'atteinte de cibles ou le respect de jalons. Les normes internationales applicables ne sont ainsi pas les mêmes : on applique les normes internationales des institutions supérieures de contrôle des finances publiques (normes Issai) pour les Fesi – pour simplifier, le contrôle des organismes publics gérant des deniers publics –, et les normes de l'institut de l'audit interne pour la FRR.
S. Souverain - In fine, trois types d'audits sont réalisés par ces différentes équipes s'agissant des FESI : des audits d'opérations, qui sont conduits dans les régions pour les programmes décentralisés, mais aussi des audits des systèmes de gestion et audits des comptes, lesquels relèvent de l'équipe parisienne.
Comment, globalement, ces différents fonds, et singulièrement les Fesi sont-ils consommés et gérés en France ?
J.-Ph. Donjon de Saint-Martin : Les fonds sont globalement bien gérés en France. Si l'on prend en compte la programmation 2024-2020, la consommation des fonds dépasse 99% pour la plupart des autorités de gestion. Au regard des taux d'erreurs, il faut distinguer deux périodes. Il y a eu d'abord une période d'apprentissage, avec des taux d'erreurs parfois conséquents sur les années 2015-2017, qui ont pu se traduire par des interruptions de paiement pour certaines autorités de gestion. Ces autorités ont dû apprendre à appliquer, en plus des règles nationales, qu'elles pensaient parfois suffisantes, des règles européennes qui ne leur étaient pas familières. Avec les fonds européens, il faut en effet prendre l'habitude de tout conserver, de tout tracer. La notion de traçabilité est vraiment importante : il faut savoir, cinq ans après, expliquer pourquoi vous avez choisi tel régime plutôt que tel autre. Ce n'était pas dans les habitudes. Cette période d'acculturation passée, qui a pu être un peu longue, les taux d'erreur sont devenus globalement faibles en fin de programmation, même si certaines autorités de gestion connaissent encore des difficultés. Ce sont souvent des autorités plus isolées, qui ne disposent pas de l'ingénierie administrative idoine et n'ont pas la capacité de recruter des cadres formés à la gestion des fonds européens.
Pour l'actuelle programmation, il est encore difficile de tirer des conclusions, dans la mesure où très peu de dépenses ont été remontées. Les audits sont donc très limités. Chaque année, en février, nous devons transmettre à Bruxelles ce que l'on appelle des "dossiers d'assurance". Cette année, nous n'avons pu le faire que pour six autorités de gestion – cinq conseils régionaux et le ministère de l'Intérieur. Cette situation peut s'expliquer par la période de préparation qui fut particulièrement longue, et par la période de clôture de la précédente programmation, qui mobilise les ressources. Il n'en demeure pas moins que cela part vraiment doucement, ce qui n'est pas sans susciter quelques inquiétudes – même s'il n'appartient pas à l'Anafe d'en avoir. Cela étant dit, si la proposition de révision à mi-parcours de la Commission devait être adoptée [lire notre article] et que les autorités de gestion devaient s'en saisir, cela laisse à mon sens une grande marge de manœuvre pour conjurer le risque du dégagement d'office. Le fait que l'eau et le logement – qui constituent pour toutes les régions, y compris les plus isolées, autant de priorités – soient visées par cette révision devrait être de nature à rassurer. Par ailleurs, il faut souligner que pour certaines régions, le risque apparaît en tout état de cause faible. C'est le cas du Grand Est, par exemple, qui a déjà programmé 50% de sa maquette et a déjà procédé à plusieurs appels de fonds.
Les audits de l'Anafe font parfois l'objet de critiques. Notamment le fait qu'un projet soit contrôlé de la même manière quelle que soit sa taille, sans considération des sommes en jeu. Qu'en est-il ?
S. Souverain - C'est effectivement le cas. La Commission nous impose la même profondeur de contrôle – les mêmes référentiels, les mêmes check-lists… – pour un projet de 10.000 euros que pour un projet de 30 millions d'euros. Contrairement aux autorités de gestion, nous ne pouvons décider d'adopter une démarche d'audit d'opérations fondées sur une analyse des risques.
J.-Ph. Donjon de Saint-Martin - L'Anafe ne fait effectivement pas ce qu'elle veut. Cela vaut notamment pour le nombre d'audits conduits. Nous sommes ainsi obligés de contrôler environ 10% des opérations de chaque programme, tant que l'on reste en-deçà de 300 opérations déclarées. Si un conseil régional conduit 250 opérations, nous serons obligés d'en contrôler 25. Au passage, il faut relever que, si elle a permis une plus grande proximité avec les bénéficiaires et une meilleure adaptation aux spécificités locales, la décentralisation de la gestion des Fesi a conduit à une multiplication des contrôles, puisque là où il n'y avait auparavant qu'un seul programme Feder géré par l'État, un seul programme FSE…, il y a désormais autant de programmes que de régions. Ainsi, alors que par le passé il devait y avoir entre 100 à 200 audits d'opérations par an, nous en conduisons aujourd'hui environ 750.
Il faut encore préciser que les opérations contrôlées sont tirées au sort, via un outil validé par la Commission. Nous n'avons donc pas la possibilité d'orienter les contrôles. Pour procéder à ce tirage au sort, la Commission propose deux options : l'une dite "purement aléatoire", où toutes les opérations, quel que soit leur montant, ont les mêmes probabilités d'être tirées au sort ; l'autre qui surpondère les opérations les plus importantes, qui ont donc statistiquement davantage de probabilités d'être tirées au sort. Pour la programmation 2014-2020, la France avait retenu la surpondération, avec pour conséquence que les grosses opérations étaient systématiquement tirées au sort, et donc contrôlées, chaque année, ce qui n'était pas forcément bien compris par les bénéficiaires concernés – ce fut notamment le cas pour les opérations liées au déploiement du très haut débit conduites par de nombreuses régions. Pour la programmation 2021-2027, on passe au purement aléatoire. Le choix de la méthode pourra être requestionné le cas échéant, à l'aune du retour d'expérience, dans la mesure où aucune option n'est meilleure qu'une autre. Chacune a ses avantages et ses inconvénients.
Au-delà, il faut avoir en tête que de la même manière que nous sommes soumis au contrôle de la Commission, cette dernière est elle-même soumise au contrôle de la Cour des comptes européenne [lire notre article du 9 juillet 2024]. En avril, la Commission est ainsi venue réexécuter les contrôles que nous avions précédemment réalisés sur la région Nouvelle-Aquitaine, afin de vérifier la validité de nos audits. Et la Cour des comptes européenne réexécute en ce moment les travaux que nous avions conduits en région Pays de la Loire, afin de vérifier à son tour la pertinence des audits menés.
La politique de cohésion post-27 semble promise à évoluer, notamment pour épouser davantage les contours de la FRR, parée par certains de toutes les vertus – parfois contestées par la Cour des comptes européenne d'ailleurs. Qu'en pensez-vous ?
J.-Ph. Donjon de Saint-Martin - Il n'appartient pas à l'Anafe de se prononcer. Nous n'avons aucune préférence, d'autant plus que nous avons désormais l'expérience des deux systèmes. Nous serons opérationnels quel que soit le modèle retenu, ce qui ne sera pas le cas de tous nos homologues, certains États membres ayant fait le choix de confier l'audit de la FRR à une entité dédiée. Au-delà, il est compréhensible que la Cour des comptes européenne soit plutôt favorable à l'option du contrôle des coûts. S'agissant de la FRR, elle a d'ailleurs fortement poussé la Commission à entrer dans cette logique de justification des coûts dans des proportions plus importantes que ce que les textes initiaux prévoyaient. D'où la crainte exprimée par certains que l'on cumule à l'avenir contrôle de la performance et contrôle des coûts, à rebours de la simplification par ailleurs recherchée.
À titre personnel, je dirais qu'avant de savoir comment sera gérée la politique de cohésion post 2027, il importe pour l'heure surtout de s'intéresser à la taille de sa future enveloppe, puisque je constate que la politique de cohésion est l'objet de plusieurs attaques. D'où l'importance, me semble-t-il, de la consommation des fonds, afin de ne pas donner prise à ceux qui souhaiteraient revoir les montants à la baisse.
En conclusion, si vous deviez adresser une recommandation aux autorités de gestion, quelle serait-elle ?
S. Souverain - Sans hésiter, ce serait de garantir la fiabilité de la piste d'audit, à savoir la conservation de l'ensemble des traces et preuves qui permettent de justifier les prises de décisions et les choix faits lors du traitement des dossiers – par exemple, le choix d'un régime plutôt qu'un autre. Au-delà de l'indispensable archivage des pièces justificatives, les autorités de gestion doivent être en mesure d'expliquer, même quatre à cinq ans après l'instruction des dossiers, chaque étape de la gestion du dossier et de justifier la régularité des dépenses afférentes.
J.-Ph. Donjon de Saint-Martin - C'est vraiment crucial. J'ajouterais une autre suggestion : celle de recourir davantage aux options de coûts simplifiés. La région Auvergne–Rhône-Alpes l'a récemment mise en œuvre pour différentes opérations : les gains de temps sont vraiment importants, tant du point de vue de la gestion que de l'audit. C'est à mon sens une opportunité qui doit vraiment être davantage saisie.