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Une mission sénatoriale livre ses recettes pour verdir le numérique

La mission d'information sénatoriale sur l'empreinte environnementale du numérique a présenté ce 24 juin sa feuille de route pour "une transition numérique écologique". En s'appuyant sur une étude inédite évaluant l'empreinte carbone du numérique en France, elle a adopté 25 propositions concernant à la fois les équipements et les usages. Plusieurs d'entre elles visent les collectivités, qu'il s'agisse de l'intégration de l'enjeu environnemental dans leur stratégie numérique, de la contribution au marché du réemploi via la commande publique ou de l'encouragement à l'implantation de data centers en France, en misant sur leur complémentarité avec les énergies renouvelables. La mission réclame aussi une évaluation de l'empreinte environnementale de la 5G.

Si rien n'est fait pour réduire son impact sur l'environnement, le numérique pourrait représenter près de 7% des émissions de gaz à effet de serre (GES) de la France en 2040 (+60% par rapport à aujourd'hui), soit davantage que la part des émissions du secteur aérien en 2019 (4,7%), alerte la mission d'information sénatoriale sur l'empreinte environnementale du numérique qui a présenté ce 24 juin sa feuille de route pour "une transition numérique écologique". Créée fin janvier dernier au sein de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable (lire notre article), la mission présidée par Patrick Chaize (LR-Ain), avec comme co-rapporteurs Guillaume Chevrollier (LR-Mayenne) et Jean-Michel Houllegatte (Soc. et rép. – Mayenne) a réussi à poursuivre ses travaux malgré la crise sanitaire et s'est appuyée sur une étude inédite pour évaluer l'empreinte carbone du numérique en France.

"Angle mort" des politiques environnementales

Car aussi surprenant que cela puisse paraître, malgré la croissance continue du secteur et le poids économique majeur qu'il représente – 93% des Français possédaient un téléphone mobile en 2017, la consommation de données mobiles 4G augmente de près de 30% par an, plus de 10 milliards d'euros investis en 2019 par les opérateurs de communications pour déployer les réseaux fixes et mobiles – le numérique reste un "angle mort" des politiques environnementales et climatiques visant à atteindre les objectifs de l'Accord de Paris, déplorent les sénateurs. "Il n'existe pas de stratégie transversale publique visant à en atténuer les impacts environnementaux, constatent-ils. Or, il est indispensable que les gains environnementaux indirectement permis par le numérique (facilitation de l’accès aux bornes de recharge dans les transports, bâtiments intelligents par exemple) ne soient pas annulés par ses impacts directs et quantifiables en termes d’émissions de gaz à effet de serre, d’utilisation des ressources abiotiques, de consommation d’énergie et d’utilisation d’eau douce."

Une empreinte carbone plus forte en France qu'au niveau mondial

À l'échelle mondiale, le numérique serait à l'origine de 3,7% des émissions totales de GES en 2018 et de 4,2% de la consommation d'énergie primaire, 44% de cette empreinte étant due à la fabrication des terminaux, des centres informatiques et des réseaux, et 56% à leur utilisation. Mais l'impact environnemental du secteur se ressent aussi sur les ressources minérales et aquatiques puisqu'il utilise une quantité croissante de métaux encore très peu recyclés, dont l'extraction et le raffinage sont fortement émetteurs de GES et nécessitent de grandes quantités d'eau et d'énergie.
Si ces constats sont bien étayés par des chiffres à l'échelle mondiale, les travaux existants à l'échelle nationale sont aujourd'hui parcellaires, ont regretté les sénateurs. C'est pourquoi la mission a souhaité disposer d'une étude comportant des éléments chiffrés propres à la France.
L'analyse se limite à l'empreinte carbone et montre le risque d'envolée des émissions de GES du secteur qui pourraient atteindre 24 millions de tonnes d'équivalent CO2 en 2040 contre 15 millions en 2019. Selon l'étude, cette croissance sera notamment portée par l'essor de l'Internet des objets (IoT) et les émissions des data centers et le coût collectif de ces émissions pourrait passer de 1 à 12 milliards d'euros entre 2019 et 2040. Autre enseignement : en France, 81% des impacts environnementaux du numérique – soit encore plus qu'au niveau mondial- sont dus aux terminaux qui représentent 63% des GES émis par le secteur. La "phase amont" (fabrication et distribution) de ces terminaux utilisés en France représente quant à elle 70% de l'empreinte carbone totale du numérique au niveau national alors que cette proportion est de 40% au niveau mondial. Des chiffres qui s'expliquent principalement par les opérations consommatrices d’énergie fossile comme l’extraction de matériaux nécessitées par leur fabrication et par le fait que ces terminaux sont largement importés de pays d’Asie du Sud-Est, où l’intensité carbone de l’électricité est bien plus importante qu’en France, souligne l'étude.
Pour les sénateurs, la réduction de l’empreinte carbone du numérique en France devra donc tout particulièrement passer par une limitation du renouvellement des terminaux, alors que la durée de vie d’un smartphone est aujourd’hui de 23 mois. Ils y voient aussi un acte de "souveraineté numérique" si l'on parvient à relocaliser ces activités.
La feuille de route de la mission comporte au total 25 propositions réparties en quatre axes, qui pourront donner lieu à une ou plusieurs propositions de loi et figurer aussi pour certaines dans le prochain projet de loi de finances.

Une prise de conscience nécessaire

Un premier groupe de propositions vise à faire prendre conscience aux utilisateurs du numérique de son impact environnemental. Ils préconisent notamment d'améliorer la connaissance du sujet trop peu documenté et trop méconnu du grand public (lancement d'une campagne de sensibilisation incitant les utilisateurs à adopter des gestes éco-responsables, en limitant le visionnage en streaming, par exemple, formation des nouvelles générations à un numérique plus sobre, création d'un "Observatoire de recherche des impacts environnementaux du numérique" placé auprès de l'Ademe qui serait chargé de mener des recherches sur les impacts des technologies émergentes et de certains usages comme le télétravail, etc.). Ils demandent aussi aux acteurs publics et privés d'intégrer l'enjeu environnemental dans leur stratégie numérique, en mettant en particulier à disposition des collectivités territoriales un cadre méthodologique d'évaluation environnementale des projets smart qui pourrait bénéficier d'un soutien financier de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT).

Encourager le réemploi

Un autre axe de propositions consiste à limiter le renouvellement des terminaux, dont la fabrication et la distribution représentent 70% de l'empreinte carbone du numérique en France. Ils proposent pour cela d'introduire une taxe carbone aux frontières européennes afin d'internaliser le coût environnemental des terminaux importés, de lutter contre l'obsolescence programmée et de l'obsolescence logicielle (en dissociant, par exemple, les mises à jour correctives et les mises à jour évolutives accessoires, qui peuvent accélérer l'obsolescence du terminal), et de favoriser le réemploi et la réparation. Dans cette optique, ils proposent notamment un taux de TVA réduit sur la réparation de terminaux et l'acquisition d'objets électroniques reconditionnés et la fixation d'objectifs ambitieux de réparation et de réemploi dans le cahier des charges des éco-organismes de la filière des déchets d'équipements électriques et électroniques (DEEE).
Pour les sénateurs, la commande publique pourrait aussi constituer un levier important pour renforcer les marchés de réemploi et de réparation. Ils recommandent ainsi d'imposer la prise en compte de critères de durabilité des produits dans les marchés publics, sur la base notamment des critères de l'indice de durabilité issu de la loi Économie circulaire, obligatoire au 1er janvier 2021, puis de l'indice lui-même à partir du 1er janvier 2024. Ils veulent aussi ajouter systématiquement une clause de réemploi ou un lot réemploi dans les appels d'offres publics d'achats d'équipements neufs.

Des usages plus vertueux

Un troisième volet de propositions vise à faire émerger et développer des usages du numérique écologiquement vertueux. Ils souhaitent ainsi une "consécration législative" de la donnée comme une ressource nécessitant une gestion durable, réguler l'offre des forfaits téléphoniques en interdisant les forfaits mobiles avec un accès aux données illimitées, limiter l'impact des usages vidéo en encadrant le streaming, permettre une "régulation de l'attention", en interdisant par exemple certaines pratiques comme le lancement automatique des vidéos et le scroll infini, ou encore améliorer l'écoconception des sites et services numériques. Cette écoconception pourrait ainsi être rendue obligatoire à moyen terme pour les sites publics et les plus grands sites privés. À court terme, les sénateurs préconisent d'accompagner les administrations dans l'écoconception des sites et services numériques, par exemple en lançant un appel à manifestation d'intérêt pour identifier les solutions les plus exemplaires.

Des data centers et des réseaux moins énergivores

Enfin, un dernier volet de propositions est tourné vers les data centers et les réseaux pour les rendre moins énergivores. Pour améliorer la performance énergétique des data centers, responsables de 14% de l'empreinte carbone du numérique en France, la mission sénatoriale préconise une incitation à l'installation sur le territoire national en renforçant l'avantage fiscal existant, introduit via la loi de finances pour 2019 – tarif réduit de taxe intérieure de consommation finale d'électricité (TICFE) de 12 euros par MWh contre 22,5 euros pour le tarif de base – et de le conditionner à des critères de performance environnementale. La complémentarité entre le développement des data centers et le déploiement des énergies renouvelables pourrait aussi être renforcé dans le cadre de stratégies territoriales, estiment les sénateurs. Ils voient notamment dans les data centers des leviers de flexibilité énergétique permettant de stocker l'électricité des installations d'énergies renouvelables intermittentes.

Évaluer l'impact environnemental de la 5G

Enfin, la feuille de route de la mission invite à "améliorer plus encore la sobriété des réseaux", responsables de 5% de l'empreinte carbone du numérique en France. Dans cette optique, ils souhaitent que le plan France très haut débit atteigne son objectif de couverture intégrale du territoire d'ici 2025 pour améliorer la connectivité fibre, qui constitue le réseau le moins énergivore. Ils réclament aussi d'urgence une évaluation de l'empreinte environnementale de la 5G puisque les enchères permettant de lancer son déploiement devraient avoir lieu en septembre. Les travaux à ce sujet vont d'ailleurs se poursuivre au sein de la commission du développement durable. Dès ce 1er juillet, celle-ci va organiser une table-ronde sur les impacts sanitaires et environnementaux de la 5G. Fait très rare, le président du Sénat a saisi sur la question le Haut Conseil pour le climat, a indiqué Hervé Maurey, le président de la commission du développement durable, lors de la présentation de la feuille de route de la mission. La ministre de la transition écologique, Élisabeth Borne, et le ministre de la Santé, Olivier Véran, ont pour leur part envoyé ce 21 juin une lettre au premier ministre demandant d'attendre une évaluation des effets sanitaires et environnementaux de la 5G avant de déployer ce nouveau réseau. "Je suis assez positivement surpris qu'ils aient adopté cette position", a conclu le président de la mission d'information, Patrick Chaize.