Alimentation saine et durable : les collectivités ont du pain sur la planche 

Plus d’un 1,15 milliard de repas par an servis dans les cantines scolaires et seulement 4% de produits bio : il y a du pain sur la planche. La restauration scolaire n’est pas la seule voie d’action pour les élus locaux pionniers en matière d’alimentation saine et durable qui ont témoigné au Sénat. Sur la table, des questions de souveraineté et sécurité alimentaire, de circuits courts, de l’exception alimentaire dans le code des marchés publics, de préservation des espaces agricoles, d'arrêtés anti-pesticides...

Daniel Cueff, le médiatique maire de Langouët, Patrice Leclerc, maire de Gennevilliers, Gilles Pérole, maire adjoint de Mouans-Sartoux, et Benoît Bordat, conseiller métropolitain de Dijon Métropole, étaient invités fin décembre par la délégation aux collectivités territoriales du Sénat, pour une table-ronde devant "éclairer" quant aux "moyens d'action pour les collectivités" en matière d'alimentation "saine et durable". Les élus locaux sont en première ligne. D'abord parce que la loi Egalim du 30 octobre 2018 a fixé à la restauration collective l'objectif de servir d’ici à 2022 au moins 50% de produits durables ou de labels de qualité, dont un minimum de 20% de produits bio. Plus de un milliard (1,15) de repas par an dans les cantines. Or à ce jour, moins de 4% de produits bio y sont servis.

"Qu’avez-vous fait pour reconquérir un approvisionnement ?" 

Le maire-adjoint de Mouans-Sartoux, président de l’association “Un plus bio”, est revenu sur la première introduction, "par principe de précaution", de produits bio dans une cantine de sa ville, en 1998, en plein scandale de la vache folle. "Cela a été une vraie prise de conscience de cette évolution de la technique agricole qui pouvait engendrer des problématiques de santé et d’environnement." Il raconte comment le festival du livre organisé par sa collectivité a permis de se construire "une culture commune, nous élus et habitants à ce moment important". 
Dix ans plus tard, 20% de l’alimentation servie dans les cantines de sa commune était bio. Et dès 2012, "la cantine est passée à 100%". Avec pour objectif - dépassé - de rester à coût constant. "On a économisé six centimes par repas, sur le coût d’achat matière", passant de 1,92 à 1,86 euro. "Il faut changer nos pratiques" car, rappelle l’élu, "un tiers de ce qui est acheté en restauration collective est jeté". 
Outre le coût, l’autre frein au passage au bio dans la restauration collective, c’est l’approvisionnement. "Les Alpes-Maritimes ne sont plus un territoire agricole”, rappelle Gilles Pérole. Pour lever les freins, Mouans-Sartoux a trouvé la solution : "Depuis 2011, nous produisons les légumes de notre cantine. Sur un terrain de six hectares, nous avons salarié trois agriculteurs […] qui produisent 27 tonnes de légumes et 95% de nos besoins, sachant qu’on fait 1.300 repas/jour sur la commune."  Aux présidents d’EPCI qui opposent les freins de l'approvisionnement, le maire demande : "Mais qu’avez-vous fait sur votre territoire pour préserver ou pour reconquérir un approvisionnement ?" En 2012, le PLU de Mouans-Sartoux est passé de 40 à 112 hectares de terres classées agricoles. "Reprendre des terres autorisées à la constructibilité pour les reclasser terres agricoles, à quelques mois des municipales, ce n’était pas facile", témoigne Gilles Pérole, "mais on est toujours là".
Mouans-Sartoux s'est par ailleurs impliquée dans le programme européen Urbact, dans le cadre duquel elle partage son expérience des cantines 100% bio et son projet territorial d’alimentation durable avec 6 villes européennes et 9 collectivités françaises pendant deux ans.  
La commune a aussi initié depuis trois ans, avec l’université Nice Côte-d’Azur, un diplôme universitaire formant "des chefs de projet alimentation durable, option collectivité territoriale".  "Sur trois ans, on aura formé une cinquantaine de personnes dans toutes les régions de France sur une vingtaine de départements." "Une autre manière d’enclencher une dynamique pour une alimentation durable sur les territoires", estime l'élu militant.  

Exception alimentaire dans le code des marchés publics 

Concernant les 20% dans la loi Egalim, Gilles Pérole s’interroge : "Pourquoi se fixer des objectifs petits alors que l’on connaît les enjeux ? Pourquoi ce plafond de verre des 20% ? Il faut penser une loi Egalim 2. Il faut une dynamique, au-delà de 2022."
Loquace, le maire aborde une réflexion sur le code des marchés publics : "Avec les critères d’attribution, on peut favoriser une approche locale, une plus grande fraîcheur des produits. Mais le constat, c’est que les petits producteurs ne répondent pas aux marchés publics. Comment répondre quand un an avant, on n'a pas encore les produits ?"
L’alimentation n’est pas - ne devrait pas être -  une marchandise comme les autres. "Elle nourrit les hommes chaque jour", rappelle Gilles Pérole, citant les travaux de François Collard-Dutilleul, chercheur en droit de l’alimentation. Alors, "avec Un plus bio, on souhaiterait que dans le code des marchés publics, pour chaque lot, il puisse y avoir un pourcentage - 20, 30, 40% du montant du marché - autorisé de gré à gré sous réserve que ce soit un approvisionnement auprès des petits producteurs locaux qui produisent de manière qualitative", idéalement en bio, précise l'élu. Cela  permettrait d’accompagner la reconversion vers l’alimentation bio et donc l’arrêt des pesticides. 

Langouët et la vague des 130 arrêtés anti-pesticides 

Au printemps 2019, le maire de Langouët, commune de 602 habitants entre Rennes et Saint-Malo, a pris un arrêté de distance d’éloignement des pesticides de 150 mètres. Si l’arrêté a été suspendu entre-temps par le tribunal administratif, son histoire a été très médiatique et depuis, "130 maires ont pris un arrêté similaire". "On est parfois obligé de bouger les lignes parce qu’il n’y a pas les règlements", a-t-il justifié. Des témoignages de soutien qu'il a reçus à foison, il retient une question : "Comment se fait-il que l’on puisse empêcher un maire de protéger sa population ?"

La commune est engagée depuis 20 ans dans la transition écologique. Elle produit 100% de son électricité "pour des besoins communaux", construit des logements sociaux très écologiques, récupère les eaux de pluie pour les sanitaires. "Nous travaillons beaucoup sur la question de l’autonomie alimentaire." D’où la création de la première cantine 100% bio de France  il y a 16 ans.  La population est extrêmement préoccupée par la question des pesticides. Le maire raconte que certains font faire des analyses d’urine dans lesquelles ils trouvent des taux très élevés de glyphosates. Les gens l’interpellent pour prendre des arrêtés... 

Daniel Cueff met le doigt sur la délicate question du dialogue avec les agriculteurs, engagés dans l’agriculture raisonnée mais pas encore biologique. Il insiste sur le dialogue constant qu’il faut maintenir avec eux. "Nous ne mettons pas en cause les agriculteurs mais les produits et le fait qu’ils soient mis sur le marché" sans qu'il y ait d’étude d’impact sur les populations voisines. "Je vous invite à regarder l’émission Enquête de santé dans laquelle il y a un retournement du directeur de l’Anses qui admet qu’aucune étude épidémiologique n’a été réalisée sur les populations." La FNSEA (1) dit qu’elle a mis en place des "procédés anti-dérives" pour protéger les populations. "Mais rien n’est dit sur les durées durant lesquelles on ne doit pas rentrer dans les champs", dénonce Daniel Cueff. 

Dangerosité des produits et carence de l’État

Le maire de Gennevilliers, Patrice Leclerc, a lui aussi pris un arrêté anti-pesticides. Contrairement au sort réservé à celui de Langouët, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a décidé de rejeter la demande de suspension. Patrice Leclerc a expliqué que, dans son cas, la juge de Cergy a pris en compte l’aspect dangereux du produit et la carence de l’État sur le fond : "Face à la dangerosité de ces produits, elle a reconnu légitime l‘action des maires puisque l’État n’agissait pas en urgence." Il souligne que "ce n’est pas un arrêté qui est pris de manière définitive. C’est en attente que l’État prenne des dispositions".
La commune est zéro phyto depuis 2008. Mais elle est traversée par des lignes de la SNCF "qui, elle, utilise les produits phyto-sanitaires de manière très importante du fait d’une faille dans la loi". 
"On ne peut pas se dire qu’il faudra produire davantage de produits bio pour alimenter nos cantines et faire en sorte que l’ensemble de la population mange bio si on ne modifie pas le mode de production agricole dans son ensemble. Et les agriculteurs ont besoin de beaucoup d’aides. La transition doit être organisée", poursuit le maire.
Et Patrice Leclerc de conclure en exposant son nouveau projet : "Dans notre territoire, on a prévu d’acheter et de reconvertir des terres agricoles qui existent dans la ville d’à côté. (…) On va peut-être être le premier territoire de la métropole, sur 40 hectares de terres agricoles, à produire en maraîchage bio pour les cantines de notre propre territoire."

Territoires d’innovation de grande ambition

Benoît Bordat, conseiller métropolitain de Dijon Métropole délégué à l’agriculture périurbaine, en charge du projet "Alimentation durable 2030", témoigne de "la chance" de sa collectivité d’être retenue pour le projet Tiga (Territoires d’innovation de grande ambition). Durant dix ans,  l’objectif est de développer un projet d’alimentation durable qui associe les grands groupes comme Orange, Seb, mais aussi l’Inra et des supermarchés locaux. Le projet mobilise 45 millions d’euros sur la période, dont 26 millions d’euros du privé et 3 millions de l’État. "Je cherche encore les 450 millions d’euros annoncés au niveau national", relève l’élu qui dit ne pas savoir "comment font les autres collectivités qui n’ont pas de financements privés". 
Il fait notamment l’éloge "de l’alliance territoriale entre Dijon, la région Bourgogne-Franche-Comté", ce qui revient à  "14 millions de repas par an". Et préconise d'acheter du foncier - en l'occurrence, l’élu mentionne un investissement de 2,3 millions d’euros -,  de regrouper les marchés publics en s'assurant de pouvoir "garantir que ce soit rémunérateur pour l’exploitant agricole et abordable pour le consommateur".
Selon lui, le numérique est aussi un levier de transformation important, donnant l’exemple de l'application Yuka (2). Il mentionne enfin le projet mené avec l’Inra de Dijon pour une labellisation agroéconomique devant permettre de garantir trois aspects : social, environnemental et local.
Pour conclure, Gilles Pérole rappelle que "le déclencheur de la réussite de ces projets, c'est la volonté politique".  Au niveau de l'aménagement urbain, "on voit bien que tout ce qui était ceinture alimentaire est devenu ceinture économique. Et on se met à réfléchir à l'agriculture sur les toits, verticale… Je pense qu'on réfléchit à l’envers, il ne faut pas laisser partir les terres agricoles", martèle l'élu qui identifie "un  vrai enjeu de préservation des terres". 
Chaque territoire doit ainsi "construire sa souveraineté alimentaire". "Il doit décider de ce qu'il accepte de manger, d'où est-ce qu'il accepte que vienne la nourriture, du niveau de qualité exigé et ce, pour presque chaque aliment", résume le maire avant une dernière mise en garde : "Attention, quand on fait passer le local avant le bio, on fait passer les pesticides sur nos territoires."

(1) La Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, fondée en 1946, syndicat professionnel majoritaire dans la profession agricole en France.
(2) Application mobile développée qui analyse l’impact des produits alimentaires et cosmétiques sur la santé en déchiffrant la composition inscrite sur les étiquettes.