Rénovation urbaine - La mixité, un objectif toujours plein de complexité
Pourquoi la gentrification à l'œuvre dans certains quartiers populaires urbains ne gagnerait-elle pas les grands ensembles, a fortiori lorsqu'ils font l'objet d'une rénovation urbaine ? Aussitôt la question posée, Pierre Gilbert y répond : "Parce qu'on ne valorise pas le passé populaire du grand ensemble", bien au contraire : "le grand ensemble est un problème".
Le sociologue, chercheur associé au Centre Max Weber (Université Lyon 2), intervenait le 6 avril à la web-conférence organisée par le Réseau des acteurs de l'habitat sur le thème "La diversification urbaine des quartiers Anru : quelles réalités, quels effets ?". Le problème, dans l'esprit des politiques publiques, ce n'est pas tant les pauvres, ni même leur nombre, c'est leur concentration : "le ghetto", dit en substance cet universitaire, prix de la thèse 2015 de l'habitat social pour son travail sur "Les classes populaires à l'épreuve de la rénovation urbaine. Transformations spatiales et changement social dans une cité Hlm" (voir notre article du 23 novembre 2015).
Attirer la classe moyenne : rêve ou caricature ?
Toutes les politiques de la ville depuis la fin des années 80 - et jusqu'au projet de loi Egalité et Citoyenneté qui sera présenté le 13 avril en Conseil des ministres - partent de ce postulat. D'où ces plans et programmes qui s'enchaînent et rêvent toujours d'introduire des classes moyennes dans ces quartiers : faire de la "mixité sociale". Ou plutôt de "réintroduire" les classes moyennes puisque les premiers grands ensembles, symboles de modernité des années 50 et 60, les avaient attirés un temps.
Les effets positifs de la mixité sociale ne font pas consensus dans le monde académique, rapporte Pierre Gilbert, alors qu'il est absolument politiquement incorrect de mettre en doute ses bienfaits.
Mais surtout : malgré les grandes opérations de rénovation urbaine menées, les classes moyennes ne sont pas venues dans les quartiers Anru, "ou alors aux franges", nuance Mathieu Cahn, vice-président de l'Eurométropole de Strasbourg en charge de la politique de la ville et du renouvellement urbain et adjoint au maire de Strasbourg.
Pour Béatrix Mora, directrice des politiques urbaines et sociales à l'Union sociale pour l'habitat (USH), la posture politique de vouloir introduire des classes moyennes dans les quartiers Anru était dès le départ "caricaturale". Et les HLM avaient d'ailleurs suggéré de porter les efforts en direction d'une classe populaire composée de ménages actifs, "stabilisés". "Ce sont des quartiers populaires. Après rénovation urbaine, ils gardent leur caractéristique populaire", insiste-t-elle.
L'émergence des "nouveaux bourgeois des quartiers"
Aux Minguettes, terrain de recherche de Pierre Gilbert, c'est exactement ce qu'il s'est passé : des ménages populaires bi-actifs, aux ressources plus élevées que les autres, sont bel et bien restés dans le quartier mais ont, "en se mobilisant auprès des logeurs", en quelque sorte raflé les plus beaux logements : ceux qui sont tout neufs, ceux dont les loyers sont les plus élevés. Et "ils en retirent un sentiment de promotion sociale fort qui fait qu'ils se construisent désormais en opposition à l'habitat ancien dégradé", si bien qu'ils "se mettent à distance des autres habitants des tours HLM" qui les qualifient en retour de "bourgeois".
Ils sont les premiers à détourner la carte scolaire, et s'ils acceptent que leurs enfants jouent avec les autres c'est uniquement sous la surveillance d'un adulte là où prévalait auparavant "le contrôle collectif qui s'appuyait sur une inter-connaissance et une autorité partagée". Ils craignent pour leurs enfants ce que le sociologue appelle "l'engrenage". Et de conclure : finalement, avec la rénovation urbaine du quartier, "la proximité spatiale se traduit par une plus grande distance sociale".
Si le phénomène n'est pas nouveau – il y a toujours eu des immeubles attractifs et d'autres répulsifs dans les grands ensembles - Béatrix Mora convient que "la rénovation urbaine déclasse énormément nos barres HLM des années 50 et 60". Les bailleurs sociaux de ces grands ensembles en auraient bien conscience et comptent s'y attaquer. Ce serait pour eux bien plus prioritaire que de courir après une classe moyenne qui, par peur du déclassement social, ne veut décidément pas d'eux.