L'enseignement supérieur privé à but lucratif, un secteur à réguler d'urgence

Alors qu'il connaît une croissance importante, l'enseignement supérieur privé à but lucratif reste très largement méconnu par l'État et échappe à nombre de contrôles. Un rapport parlementaire recommande la mise en place de règles plus strictes pour encadrer des établissements parfois coupables de dérives. 

Très mal connu des pouvoirs publics, l'enseignement supérieur privé à but lucratif a besoin d'"une véritable stratégie de régulation", estiment les députées Béatrice Descamps (Nord) et Estelle Folest (Val-d'Oise) dans un rapport d'information transmis le 10 avril.

À la rentrée 2022, 766.800 étudiants suivaient leurs études supérieures dans un établissement privé, soit 26%, contre 13% dans les années 1990. Une hausse qui s'explique par l'apparition ces dernières décennies, aux côtés d'établissements privés traditionnels à but non lucratif, d'établissements à but lucratif, lesquels regrouperaient, selon les rapporteures, de 8% à 15% des étudiants.

Manque de capacité du public

Cette croissance s'explique d'abord par "l'incapacité de l'enseignement public" à absorber un nombre d'étudiants toujours plus important. Entre 2017 et 2021, alors que la hausse du nombre d'étudiants était d'un peu plus de 350.000, le privé en a attiré plus de 220.000 (63%), contre 130.000 au public (37%).

Elle s'explique ensuite par la politique en faveur de l'apprentissage lancée en 2018, et dont les établissements privés lucratifs ont su tirer parti : un apprenti post-bac sur quatre effectue sa formation dans ce type d'établissement. Et s'ils se financent majoritairement à travers les frais de scolarité payés par les étudiants, certains de ces établissements tirent désormais jusqu'à 45% de leurs revenus de l'apprentissage.

Un enjeu important pour les territoires 

Ce succès repose encore sur l'importance des investissements. Le secteur, considéré "rentable" et "peu touché par la conjoncture économique", est aujourd'hui principalement composé d'une quarantaine de groupes de tailles différentes, dont le chiffre d'affaires s'étale d'une quinzaine à plusieurs centaines de millions d'euros. Les plus grands groupes axent leurs stratégies économiques et financières sur "d'importants investissements immobiliers et des logiques de rachat d'écoles". "Une course à la taille est donc engagée par les acteurs les plus puissants", estime une des personnes interrogées par la mission.

Enfin, les rapporteures relèvent que l'enseignement supérieur privé à but lucratif est un enjeu important pour les territoires. "Pour l'attractivité socio-économique de leur bassin d'emploi et le maintien sur place d'une partie de leur jeunesse, les communes sont en effet dépendantes de l'offre d'enseignement supérieur existant sur leur territoire", écrivent-elles. Or, dans ce contexte, "le privé peut s'installer beaucoup plus rapidement que le public", a reconnu Xavier Latour, représentant de France urbaine.

Mais si les collectivités "souhaitent bénéficier d'une offre de proximité professionnalisante qui réponde aux besoins de leurs entreprises locales", les autorités locales ne sont pas systématiquement informées en amont de l'ouverture d'un établissement. Un manque d'information qui empêche le maire d'actionner sa capacité à s'opposer à une ouverture pour tout motif tenant, notamment, à l'intérêt de l'ordre public, mais aussi d'adapter les infrastructures et les services afférents à un nouvel afflux de population. Par ailleurs, le développement d'une offre locale de formation ne s'accompagne pas d'"outils efficaces de concertation entre les collectivités". Et cela d'autant moins que, selon Xavier Latour, "il existe une mise en concurrence des territoires qui est organisée par les écoles".

La qualité des formations en question

Au-delà des questions propres aux collectivités, l'enseignement privé à but lucratif reste un "secteur non défini et encore largement méconnu des autorités ministérielles qui n'ont fait évoluer ni le cadre juridique, ni les outils statistiques et documentaires". Et cela pose de nombreux problèmes. En premier lieu, celui de la qualité des formations. Si, dans une minorité de cas, les formations font l'objet d'une reconnaissance par le ministère de l'Enseignement supérieur, pour la majorité, les formations proposées correspondent à une certification inscrite au répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) du ministère du Travail. Or, il ressort des auditions de la mission que "le titre RNCP ne garantit pas nécessairement la qualité d'une formation sur le plan pédagogique". En outre, les enquêtes annuelles, qui doivent notamment permettre la vérification des volumes horaires ou de la qualité des professeurs, ne sont que partiellement effectives. En Île-de-France, la moitié des établissements ouverts échappent au contrôle.

"Exploitation émotionnelle"

La lisibilité du paysage de l'enseignement supérieur constitue un autre problème. À la rentrée 2023, Parcoursup dénombrait 4.800 formations dans les rubriques "privés enseignement supérieur" et "privés hors contrat", soit environ 20% du total des formations proposées… en plus de celles qui n'y figuraient pas. "La multiplication des labels et les différentes formes de reconnaissance existantes auxquelles correspondent autant d'intitulés rendent le système illisible pour l'usager", pointent les rapporteures.

Autre point noir du secteur : la "protection insuffisante" de l'étudiant en tant que consommateur sur fond d'"exploitation émotionnelle" face aux "angoisses et incertitudes des élèves et des familles". Ici, les rapporteures dénoncent des "dérives préoccupantes" qui semblent se multiplier, allant de faillites en milieu d'année universitaire jusqu'à l'escroquerie. Et mettent en lumière l'importance des salons étudiants – on en compte plus d'une centaine en France – où les formations privées lucratives sont surreprésentées. Dans ce cadre, les jeunes des classes moyennes et populaires "semblent globalement moins bien armés pour déconstruire le discours marketing mis en avant par certains établissements", en particulier parce que ceux-ci sont libres de donner à leurs formations les intitulés de leur choix (à l'exception des termes "licence" et "master") ou utilisent une mention "reconnu par l'État" sans véritable sens et qui "brouille tout repère".

Un cadre juridique obsolète

Consacrée dès 1875 et reconnue depuis comme ayant valeur constitutionnelle, la liberté de l'enseignement supérieur privé doit être, selon les rapporteures, "conservée et défendue". Toutefois, devant "des dérives récurrentes bien que non généralisées", en particulier autour des frais de scolarité qui représentent le premier motif de litiges, les députées estiment que "le cadre juridique actuel est obsolète". Elles appellent à "bâtir une nouvelle stratégie de régulation" pour un secteur qui "ne peut pas être considéré comme un service marchand comme un autre".

Leurs vingt-deux propositions s'articulent autour de plusieurs axes : amélioration de la connaissance, de la lisibilité et de la transparence des formations, mise en place d'un véritable contrôle de la qualité pédagogique, refonte du cadre juridique, protection de l'étudiant dans sa relation contractuelle avec l'établissement et lutte contre la fraude et les pratiques illégales.

Si les recommandations concernent le plus souvent des domaines de la compétence de l'État, les collectivités retiendront particulièrement la volonté de renforcer les outils de l'orientation au lycée, en veillant aux moyens humains et financiers déployés pour garantir le service public de l'orientation, dont la région est coresponsable, ou celle visant à garantir la bonne information des élus locaux lors de la procédure de déclaration d'ouverture.