Les chambres d'agriculture redoutent les calamités réglementaires européennes

Les représentants des chambres d’agriculture ont profité du salon de l'agriculture porte de Versailles pour attirer l’attention des députés européens sur les menaces que feraient porter plusieurs textes en cours de discussions à Bruxelles sur la sécurité alimentaire des Européens, et à tout le moins sur leurs exploitations. Ils déplorent par ailleurs une commande publique insuffisante pour une production bio en crise et une surréglementation française qui conduirait l’agriculture à connaître le même sort que l’industrie.

Le salon de l’agriculture a été l’occasion pour les chambres d’agriculture d’alerter les députés européens sur les menaces que pourraient faire peser sur la souveraineté alimentaire plusieurs textes européens en cours de discussion. "Ils ont raison de s’inquiéter. Je partage leurs préoccupations", indique à Localtis la député européenne Anne Sander (PPE). Trois textes concentrent les inquiétudes.

Règlement Pesticides

D’abord, la proposition de règlement "concernant une utilisation durable des produits phytopharmaceutiques compatible avec le développement durable" (dit règlement SUR), qui viendrait remplacer la directive du même nom de 2019 compte tenu "des graves lacunes" de sa mise en œuvre "dans certains États membres", estime la Commission (voir notre article du 23 juin 2022).
En l’état, elle prévoit notamment des objectifs nationaux permettant de réduire en 2030, à l’échelle de l’Union, de 50% (par rapport à la moyenne des années 2015 à 2017) "tant l’utilisation des produits phytopharmaceutiques chimiques et les risques qui y sont associés que l’utilisation des produits phytopharmaceutiques plus dangereux". En pratique, l’objectif de réduction différera pour chaque État membre en fonction de sa situation au regard de la moyenne de l’Union.
Elle propose également l’interdiction de tous les produits pesticides dans "les zones sensibles", et a minima à moins de trois mètres de ces zones, qui comprennent, parmi d’autres, les zones "utilisées par le grand public" (parcs, jardins et sentiers publics, terrains de jeu et de sport), les zones urbaines traversées par un cours d’eau ou dotée d’un ouvrage hydraulique, les zones non productives des exploitations agricoles afin d’améliorer la biodiversité (BCAE 8) ou encore les zones "écologiquement sensibles" (dont les zones Natura 2000 et les zones protégées de la directive Eau). "Personne n’est évidemment opposé à la réduction des pesticides, mais ce texte le fait de manière surréaliste, sans tenir compte de ses conséquences sur la sécurité alimentaire des Européens", dénonce Anne Sander, qui pointe notamment "une erreur de la Commission dans la définition des zones sensibles, avec une vision très large, qui reviendrait à couvrir une grande partie du territoire français". La députée européenne observe que "les ministres des 27 sont arrivés à la même conclusion et ont demandé à la Commission une étude d’impact approfondie, qui doit être remise avant l’été. Mais si la commission Agri du Parlement européen a décidé de suspendre ses travaux en conséquence, la commission Envi – présidée par le Français Pascal Canfin (Renaissance) – les a poursuivis comme si de rien n’était. Elle va même encore plus loin que la Commission. Or c’est la commission Envi qui est responsable au fond sur ce texte".

Règlement Restauration de la nature

Ensuite, la proposition de règlement sur la "restauration de la nature" (voir notre article du 23 juin 2022), qui prévoit notamment la restauration de 30% des tourbières drainées à usage agricole d’ici 2030 (50% d’ici 2040 et 70% d’ici 2050), au moins 10% de la surface agricole présentant "des caractéristiques paysagères à forte diversité" d’ici 2030 ou encore la suppression des obstacles pour rendre à courant libre 25.000 km de cours d’eau à la même échéance. Un texte par ailleurs non sans conséquence pour les collectivités, puisqu’il prévoit une augmentation de 3% des espaces verts urbains d’ici 2040 (par rapport à 2021), de 5% d’ici 2050 et un minimum de 10% de couvert arboré dans chaque agglomération, ville et banlieue d’Europe. Si ce dernier seuil ne devrait globalement pas poser de grandes difficultés en France (d’après la start-up Kermap, seules 670 communes seraient en dessous de ce seuil), le challenge ne manquera pour autant pas d’être important pour certaines villes.
"La difficulté de ce texte tient au fait que beaucoup d’éléments ne sont pas précisés, et le seront seulement par actes délégués de la Commission, que le Parlement ne peut qu’adopter tel quel ou rejeter, mais pas modifier", précise Anne Sander. Un manque de visibilité que déplore à son tour Luc Servant, vice-président des chambres d’agriculture et président de la chambre régionale d’agriculture de Nouvelle-Aquitaine, interrogé par Localtis : "L’impact de ce texte pourrait être assez sensible sur la production agricole, même si l’on peine pour l’heure à recenser avec précision les conséquences qu’il pourrait emporter sur le terrain." L’agriculteur déplore en outre "l’absence de position claire de la France sur cette proposition".

Révision de la directive Émissions industrielles

Enfin, le projet de révision de la directive relative aux émissions industrielles (voir notre article du 6 avril 2022), qui prévoit d’inclure les bovins et de baisser les seuils pour les porcs et la volaille. "Le nombre d’exploitations concernées serait bien plus important que ce qu’indique la Commission", alerte Anne Sander. "D’après la FNSEA, le coût des mises aux normes serait d’environ 2 milliards d’euros pour les éleveurs français. C’est impensable", s’alarme Luc Servant. Il décrypte : "Contrairement à ce que l’on croit, les élevages français sont plutôt de petite taille. Ce sont les pays du Nord, où les élevages sont importants, et donc déjà soumis à ces contraintes, qui poussent pour que les seuils soient abaissés afin de renforcer leurs positions. Mais tous les États membres ne sont pas sur cette ligne." La FNSEA met en garde sur les conséquences du texte qu’elle perçoit : "baisse de la production animale déjà amorcée en Europe et en France, concentration des cheptels 'façon feedlot américain' du fait de contraintes disproportionnées et baisse des revenus des agriculteurs".

Projet de règlement sur la durabilité du système alimentaire

Dans ce contexte, les agriculteurs espèrent que la future proposition de règlement sur la durabilité – à ne pas confondre avec pérennité – du système alimentaire de l’UE leur sera plus favorable. "La Commission devrait la dévoiler au cours du troisième trimestre, mais l’on ignore encore son périmètre, son caractère spécifique ou plus ou moins général. Elle devrait notamment porter sur les questions d’étiquetage, sans que l’on sache si tous seront abordés : étiquetage nutritionnel, d’origine, relatif au bien-être animal…", explique Anne Sander. "Vu les contraintes particulièrement fortes imposées aux agriculteurs français et faute de clauses miroirs, nous souhaitons que la transparence la plus grande soit apportée aux consommateurs", exprime Luc Servant, qui redoute toutefois l’opposition des pays de l’Est. Ce texte est "une opportunité pour faire évoluer les règles européennes relatives à la commande publique afin de favoriser l’approvisionnement en produits locaux par les collectivités territoriales", plaide par ailleurs Sébastien Windsor, président de chambres d’agriculture de France. 

L’impasse du bio ?

Une commande publique dont Luc Servant déplore qu’elle soit "assez peu présente, en dépit des discours". "Malgré les objectifs non contraignants de 20% d’achat de produits bio en 2020, nous n’en sommes qu’à un peu plus de 10% en 2022", concède Pascal Canfin, qui plaide notamment pour "débloquer le levier de la commande publique" dans une note publiée par Terra Nova le 23 février. L’objectif fixé par la Commission d’avoir 25% de surface agricole utile en bio en 2030 ne manque pas d’inquiéter l’agriculteur. "La Commission n’a fait aucune étude d’impact. C’est un objectif purement politique, qui ne tient en outre pas compte des conséquences du conflit ukrainien et des évolutions des modes de consommation", déplore-t-il. Au-delà des conséquences sur la productivité et la sécurité alimentaire, il alerte : "Avec 11 à 12% des surfaces en bio, on atteint déjà le plafond de la demande. Pourquoi vouloir encore augmenter l’offre alors qu’il n’y a pas de marché en face ? Si la solution, c’est de baisser les prix, comment vont vivre les exploitants ?". Mal, en l’occurrence, entraînant un mouvement de déconversions (voir notre article du 23 février), que le ministre Marc Fesneau tente d’enrayer, sans visiblement convaincre (voir notre article du 8 mars). Un exemple : Lactalis indiquait le 21 février que 40% du lait bio. est déclassé et vendu au prix du lait conventionnel. Pas tenable. Luc Servant conjure ainsi la Commission "de revoir la copie" et de "faire une pause dans le bio". Mais selon Anne Sander, Bruxelles n’y semble guère encline.

Séquestration du carbone et nouvelles techniques génomiques

Outre les menaces, Anne Sander déplore les occasions manquées. "La Commission a dévoilé en novembre son texte sur le Carbon Farming [séquestration du carbone]. Il est très en deçà des attentes. En l’état, il ne permettra pas de réellement valoriser les initiatives agricoles, et de mieux prendre en compte les externalités positives." 

La Commission doit également proposer un texte sur les nouvelles techniques génomiques, d’autant plus attendue après la décision de la CJUE du 25 juillet 2018 qui a mis un coup d’arrêt à la pratique, en assimilant, grosso modo, les organismes obtenus par mutagenèse à des OGM (position qu’elle vient de préciser dans une nouvelle décision du 7 février). "La proposition est attendue d’ici l’été. Les discussions seront difficiles au niveau européen, mais alors que les agriculteurs font face à beaucoup de textes punitifs, il faut espérer que la Commission redonnera de l’espoir à un monde agricole qui n’a plus de perspectives."

Course contre la montre avant les élections

Le fait que les initiatives se multiplient et/ou s’accélèrent ainsi est tout sauf un hasard, selon Luc Servant. "Les élections européennes approchent, et tant le Parlement que la Commission redoutent un changement de majorité." Dans ce cadre, l’agriculteur appelle le gouvernement français "à clarifier ses positions sur ces textes, et à défendre son agriculture". Le ministre Denormandie s’y était employé (voir notre article du 23 février 2022), mais n’a guère été ménagé par la Commission (voir notre article du 2 mai).

"La difficulté tient notamment au fait que les positions par le gouvernement en France ne sont pas celles défendues par la majorité Renaissance au Parlement européen", pointe Anne Sander. Dans sa (riche) note précitée, Pascal Canfin s’inscrit pleinement dans la logique de la stratégie de la "Ferme à la fourchette" de la Commission. Il y pointe notamment une qualité des sols "sur une pente déclinante" au détriment de la biodiversité et des rendements, dont il observe qu’ils stagnent au mieux, plus régulièrement diminuent sur les dix dernières années. Il relève encore "la diminution de près de 75% en trente ans des populations d’insectes volants dans les zones protégées entourées de terres agricoles en Allemagne", alors que la biodiversité "est un déterminant des rendements des exploitations agricoles à travers la pollinisation ou l’entretien des sols". Et d’alerter sur "un effet ciseau potentiellement destructeur de valeur pour les agriculteurs avec des coûts d’intrants nécessaires aux rendements élevés de plus en plus hauts et des rendements sur une pente décroissante en raison des impacts du changement climatique".

La France plus maligne que les autres ?

Pour le président de l’Association des maires de France, David Lisnard, dans une tribune publiée avec Yves d’Amécourt à l’occasion du salon de l’agriculture, la difficulté tient en partie à des "normes françaises plus contraignantes" : "À titre d’exemple, en octobre 2021, 454 'matières actives' étaient autorisées en Europe contre seulement 309 en France", indiquent-ils. "On a eu une tendance, et ce n’est pas que sur l'agriculture malheureusement, en France à sur-transposer et à se croire plus malins que les autres", convenait le 24 février dernier sur France 2 le ministre de l’Agriculture, en ajoutant que "l’interdiction sans la solution, à la fin, c’est une perte de souveraineté".

Le traumatisme de la betterave sucrière

L’annonce, le 8 mars dernier, par le groupe coopératif Tereos, notamment deuxième sucrier mondial, du projet de "réorganisation de son activité industrielle" en France ne le contredira pas, même si Marc Fesneau s’est emporté contre cette décision. Ce projet, qui prévoit notamment l’arrêt de l’activité sucrière du site d’Escaudoeuvres (59) et de l’atelier de distillerie de Morains (51), est justifiée par la direction par la "réduction durable" de la production de betteraves. Que d’aucuns attribuent en grande partie à la loi Pompili de 2016 ayant interdit l’usage des néonicotinoïdes, permettant aux pucerons verts de faire leur œuvre. Le 25 septembre 2020, sur RMC, Barbara Pompili, devenue entre-temps ministre et justifiant une dérogation temporaire à cette même interdiction (dérogation depuis interdite le 19 janvier dernier par la CJUE) pour faire face à la crise de la jaunisse, prévenait : "Il ne faut pas croire que la filière de la betterave va survivre si d’ici deux ans s’il n’y a pas de solution [alternative aux néonicotinoïdes]. S’il n’y a pas de solution, il n’y aura plus de betteraves en France, il n’y aura plus de sucre en France […]. Cela voudra dire qu’il faudra l’importer." On en prend le chemin. "Si l’on n’y prend pas garde, l’agriculture française pourrait bien suivre le même sort que notre industrie", alerte David Lisnard dans sa tribune. D’après le Syndicat national des fabricants de sucre, la France comptait 102 sucreries en 1960. Il en reste désormais 20.

 

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