Assises des régions de l'IA et du Cyber : "Sans innovation en Europe, la régulation reste un tigre de papier"
Entre l'accélération technologique et la nécessaire régulation, l'Europe cherche encore son équilibre. Réunis le 4 novembre 2025 dans le cadre des Assises des Régions de France de l'intelligence artificielle et du cyber, dirigeants publics et industriels ont débattu de la façon dont le continent peut rattraper son retard face aux États-Unis et à la Chine, sans renoncer à ses exigences éthiques et démocratiques.
© V.Fauvel/ Benoît Tabaka, secretaire general de Google France Bruno Sportisse PDG de l'Inria Valérie Dagand Déléguée Générale de Numeum Sylvian Barthélémy, Chief technical officier chez Atos
"On dit souvent que les États-Unis innovent, que la Chine copie et que l'Europe régule", observe Alexandre Ventadour co-président du groupe numérique de Régions de France qui animait la table ronde "Quelle ligne de crête pour l'Europe entre accélération de l'innovation numérique et nécessaire régulation ?" mardi 4 novembre 2025. Après avoir rappelé avoir lui-même travaillé dans de grands groupes américains avant de devenir élu, il estime que la régulation ne doit plus être perçue comme un frein : "innover dans un contexte de confiance, c'est innover mieux."
Un constat largement partagé par Bruno Sportisse, PDG de I'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), pour qui il faut "arrêter d'opposer régulation et innovation". "Sans innovation, la régulation reste un tigre de papier. Il faut être capable d'avoir les technologies et les algorithmes qui permettent de donner confiance aux entreprises et aux citoyens".
Le dirigeant cite la création récente de l'Institut national d'évaluation et de sécurité de l'intelligence artificielle (Inesia), piloté conjointement par l'Inria, le SGDSN et la Direction générale des entreprises, comme exemple d'articulation réussie entre recherche, régulation et souveraineté technologique (notre article du 3 février 2025).
L'IA Act, entre confiance et complexité
Pour Valérie Dagand, déléguée générale de Numeum - syndicat patronal et première organisation des professionnels du numérique en France - l'enjeu du futur IA Act européen et de la directive NIS2 sur la cybersécurité est de "créer un climat de confiance" tout en évitant d'alourdir le quotidien des entreprises. "L'un protège contre les dérives de l'IA, l'autre contre les failles de sécurité. Les deux sont complémentaires, mais leur application va être compliquée pour les PME."
La Commission européenne évalue à 300.000 euros le coût moyen de mise en conformité pour une entreprise de 50 à 300 salariés. Or, souligne-t-elle, la France ne compte que 9,9% d'entreprises utilisant l'IA, contre 13,5% en moyenne en Europe. "On a un vrai dilemme entre l'adoption et la régulation, toutes deux nécessaires à la compétitivité".
Pour éviter un décrochage territorial, elle appelle à accompagner les TPE et PME en région. "On a besoin d'écosystèmes locaux et de bacs à sable réglementaires pour ne pas créer une croissance à deux vitesses", préconise-t-elle.
"Il faut débroussailler ce maquis si on veut réussir"
Position plus inattendue du côté du géant américain. Benoît Tabaka, secrétaire général de Google France, affirme que la régulation est devenue "indispensable". "L'intelligence artificielle est trop importante pour ne pas être régulée".
Le groupe soutient la logique de "régulation par les risques" introduite par le texte européen : les obligations varient selon l'usage de l'IA. Mais l'entreprise alerte sur la complexité du "millefeuille réglementaire" qui s'empile désormais en Europe. "Il faut débroussailler ce maquis si on veut réussir". Le dirigeant plaide donc pour une stratégie d'investissement massif. "Le ticket d'entrée pour une start-up IA, c'est désormais entre 50 et 100 millions d'euros", indique-t-il.
Et de rappeler qu'il faut construire des datacenters en Europe. Selon lui, un petit datacenter d'entraînement IA requiert jusqu'à 500 mégawatts, soit la consommation de "la moitié de l'île de Manhattan". Et "il faut des infrastructures sur le sol européen, capables de travailler en réseau, et une capacité de financement rapide. Sinon, notre 'troisième voie' deviendra une voie de garage", avertit le représentant de Google.
Preuve que la France reste attractive...
Une question revient dans tous les échanges : c'est celle des compétences. "On ne souffre pas d'une fuite des cerveaux, mais d'une surexposition des meilleurs", note Valérie Dagand, citant le dernier rapport Desi (1) de 2024 selon lequel 17% des ingénieurs polytechniciens partent à l'étranger. "Ceux qui gagnent la bataille de l'IA seront ceux qui sauront attirer, former et retenir les talents".
Bruno Sportisse veut croire à une dynamique vertueuse : à l'Inria, 50% des chercheurs recrutés viennent de l'étranger, preuve, selon lui, que la France reste attractive. Il plaide pour des stratégies de recrutement offensives, associant État, entreprises et régions : "la politique d'écosystème territorial, elle est chez vous".
Une Formule 1 dont les régions seraient le pilote
Les collectivités apparaissent en effet comme les chevilles ouvrières d'une IA de confiance. "Nous travaillons avec douze délégations régionales", souligne Valérie Dagand, qui évoque le "Tour de France de l'IA" - qui avait été organisé avec le Medef du 30 octobre 2024 au 4 février 2025 - pour rapprocher entreprises et offreurs de solutions. "A Saint-Brieuc par exemple, nous avons vu 200 entreprises se mobiliser très rapidement pour développer des cas d'usage !"
"Les deux tiers de nos activités sont en région. On y développe des InnoLabs qui travaillent avec les clusters IA et les laboratoires universitaires", confirme Sylvain Barthélémy, Chief technical officier chez Atos - entreprise de services du numérique française - qui souligne que la souveraineté passe aussi par la résilience : "Il faut penser des systèmes distribués, décentralisés, pour éviter les points de fragilité".
Dans cette même logique, Benoît Tabaka compare la révolution de l'IA à "une Formule 1 dont les régions seraient le pilote" : "À elles de choisir la direction, pour que l'IA soit une opportunité pour toutes et tous, y compris dans les territoires ultramarins".
Décentraliser les politiques d'innovation
Tous en revanche s'accordent sur un impératif : accélérer. L'Europe doit investir entre 150 et 200 milliards d'euros pour rattraper les États-Unis et la Chine. "Si on veut rester dans le jeu, il faut innover, former et irriguer tout le territoire", résume Alexandre Ventadour. La clé, selon Bruno Sportisse, réside dans la décentralisation des politiques d'innovation et la coopération entre niveaux d'action : "Il faut des stratégies concertées, pas des guichets."
(1) DESI : indice relatif à l'économie et à la société numériques