Isabelle Aprile - Restauration collective : "Nous servons 6,7 millions de repas par jour, c'est un outil de santé publique à part entière"
Isabelle Aprile, présidente du Syndicat national de la restauration collective (SNRC), plaide pour une reconnaissance pleine et entière du modèle "vertueux" de la restauration collective, une "véritable exception culturelle française" qu'elle décrit comme étant un "pilier de la santé publique et du lien social", qu'il s'agisse de la cantine scolaire, hospitalière ou d'entreprise. Pour elle, préserver et financer la restauration collective, c'est investir pour l'avenir. Lors des états généraux de l'éducation à alimentation qui se sont tenus le 15 octobre 2025, elle a eu l'occasion de plaider pour que la pause méridienne devienne un moment clé d'éducation alimentaire.

© DR/ Isabelle Aprile
Localtis - Vous parlez d'un "modèle vertueux" pour qualifier la restauration collective. Qu'entendez-vous par là ?
Isabelle Aprile - La restauration collective, c'est une véritable exception culturelle française. Elle permet à chacun, du plus jeune âge jusqu'aux seniors, d'avoir accès à une alimentation saine, équilibrée et à coût maîtrisé. Ce modèle, que nous défendons au SNRC, est fortement réglementé, et nous pouvons affirmer aujourd'hui qu'il n'existe rien de plus sûr et de plus sain que ce que mangent les enfants à la cantine. Pourtant, le grand public ignore souvent la richesse et la complexité de ce secteur, qu'il s'agisse de la manière dont nous achetons, cuisinons, ou du rôle social que nous jouons. Nous servons 6,7 millions de repas par jour : c'est un outil de santé publique à part entière. Pendant le Covid, on a bien vu à quel point la cantine était essentielle pour de nombreux enfants, parfois leur seul vrai repas de la journée.
Diriez-vous que le secteur pâtit d'un certain déficit de connaissance quant au rôle économique et territorial qu'il joue ?
Oui, la restauration collective soutient la "ferme France", ce sont les agriculteurs français. Contrairement à certaines idées reçues, notez par exemple que 99,7% des volailles fraîches servies dans nos établissements sont françaises. Ce résultat n'est pas dû au hasard : il reflète les choix politiques des collectivités depuis des années, qui exigent dans leurs cahiers des charges des produits locaux. C'est ainsi que nous avons accompagné la structuration de filières agricoles de proximité. Nos entreprises, petites ou grandes, rassemblent 100.000 collaborateurs répartis en 28.000 sites sur tout le territoire. Ce sont des métiers de terrain, très territorialisés, au service du quotidien.
Vous plaidez pour que la restauration collective soit reconnue comme un investissement, et non comme une dépense. Pourquoi ?
Parce que ses effets sont mesurables. Selon la FAO, la mauvaise alimentation coûte 125 milliards d'euros par an à la société française : maladies chroniques, absentéisme, perte de productivité… La restauration collective est un outil de prévention santé massif.
C'est aussi un levier contre la précarité alimentaire : 37% des Français déclarent avoir déjà craint de ne pas pouvoir s'alimenter trois fois par jour. Nous apportons une réponse concrète à ces enjeux. Considérer la restauration collective comme un investissement, c'est reconnaître qu'elle génère des économies de santé publique à long terme.
Les collectivités disent pourtant manquer de moyens pour suivre le rythme des obligations réglementaires, notamment avec la loi Egalim...
C'est un vrai sujet. La loi Egalim impose 50% de produits durables, dont 20% de bio, mais sans accompagnement financier suffisant. Or, le bio peut venir de très loin et ne correspond pas toujours aux attentes des maires, qui veulent d'abord soutenir les producteurs de leur territoire. Selon l'enquête 2024 de l'Association des maires de France, seules 18% des communes respectent les seuils Egalim, en raison du surcoût de 10 à 30% sur les denrées alimentaires. En trois ans, le coût complet d'un repas est passé de 7,63 euros à 8,49 euros, soit une hausse de +11%, absorbée en grande partie par les communes. Ce modèle ne pourra perdurer sans une vision globale du financement.
Une partie du financement pourrait-il provenir de l'État ?
Oui, pourquoi pas à travers la fiscalité ou la redistribution. Aujourd'hui, l'effort repose presque exclusivement sur les collectivités pour les cantines scolaires, ou sur les entreprises pour la restauration d'entreprise. Il faut changer de paradigme : la restauration collective est un outil de santé publique, pas une dépense optionnelle.
Vous insistez aussi sur la dimension éducative de la cantine…
Absolument. La pause méridienne est un moment clé de socialisation et d'éducation alimentaire. C'est souvent là que les enfants découvrent de nouveaux goûts, apprennent à équilibrer leur assiette et à limiter le gaspillage. Nous militons pour que tous les acteurs – Éducation nationale, collectivités, professionnels de la restauration – travaillent ensemble autour de cet objectif éducatif et nous avons eu l'occasion de le faire dans le cadre des états généraux de l'éducation à l'alimentation organisés à l'initiative d'Olivia Grégoire (2), qui seront suivis du dépôt d'une proposition de loi qui devra répondre à cet impératif. On oublie trop souvent que le repas de midi peut être un prolongement pédagogique : on pourrait relier ce que les enfants apprennent en classe à ce qu'ils vivent à table. C'est aussi un moyen de transmettre une culture culinaire française qui a tendance à se perdre.
Estimez-vous que le secteur est "sur-réglementé" ?
La réglementation est vertueuse, mais elle a un coût. Les règles nutritionnelles (GEM-RCN), l'interdiction du plastique, les exigences de traçabilité ou d'hygiène sont nécessaires, mais leur mise en œuvre représente un investissement considérable. Par exemple, remplacer les bacs en plastique par de l'inox, comme l'impose la loi, peut multiplier par trois ou quatre les dépenses d'une cuisine centrale. Nous ne contestons pas ces normes : elles font de la restauration collective un modèle d'excellence. Mais il faut accompagner leur financement.
On parle souvent de gaspillage alimentaire dans la restauration scolaire. Comment agissez-vous sur ce point ?
Nos entreprises sont pionnières dans ce domaine. Nous avons réduit le gaspillage à 100 grammes par repas en moyenne. Nous travaillons sur la juste production – éviter de cuisiner plus que le nombre d'enfants présents – et sur des dispositifs concrets : îlots de self-service selon l'appétit, dons aux banques alimentaires, partenariats avec des plateformes comme "Too Good To Go" et pour les cantines, on voit se développer des outils d'inscription des enfants au jour le jour qui sont très efficaces. Mais la vraie lutte contre le gaspillage commence avant le repas : en rendant les plats appétissants, en éduquant les enfants au goût, en les incitant à découvrir des mets qu'ils ne connaissent pas.
Cet été, une alerte a été donnée sur la présence de cadmium (1) dans les pommes de terre, le chocolat, le blé, etc…, des produits du quotidien très consommés comme le pain ou les pâtes. Comment le secteur réagit-il à ce type d'alerte ?
C'est un sujet que nous prenons très au sérieux, car il touche à la santé publique. Mais il faut le rappeler : s'il y a bien un endroit où l'alimentation est la plus sûre, c'est la cantine. Chaque recommandation de l'Anses est appliquée immédiatement dans nos établissements. Nous avons plus de 650 diététiciens-nutritionnistes qui veillent à chaque étape, de l'achat à la transformation, à ce que les repas soient équilibrés et sûrs.
Lorsqu'une alerte est publiée, comme celle sur le soja, nous sommes les premiers à adapter nos menus. Nous suivons scrupuleusement les avis scientifiques. Le problème, c’est qu'on hyper-réglemente parfois la restauration collective – qui ne représente que 10% des repas consommés en France – sans avoir une stratégie nationale cohérente pour l'alimentation dans son ensemble. Nous appelons de nos vœux une politique globale, pas seulement par secteur.
- Le cadmium est un métal toxique omniprésent dans notre environnement qui peut contaminer les sols, l'eau ou encore l'air. Nous y sommes exposés via l'alimentation et l'eau que nous consommons. L'Anses émet depuis plusieurs années des recommandations pour limiter notre exposition à cette substance.
- Olivia Grégoire est députée de Paris, ancienne ministre, présidente du groupe d’études Gastronomie, Métiers de Bouche et Arts de la table
La restauration collective concédée en chiffres- 6,7 millions de repas servis chaque jour en France par les acteurs de la restauration collective. |